Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/486

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Au milieu de mai il quitta le Val de Saint-Imier pour planter sa tente au Locle, où il devait retrouver un milieu déjà connu de lui, et où en outre il était plus rapproché de la frontière française. Des projets d’action s’étaient peu à peu précisés dans nos esprits : la pensée de laisser nos frères de Paris lutter seuls, sans essayer de venir à leur aide, nous était insupportable. Nous ne savions pas ce qu’il nous serait possible de faire, mais nous voulions absolument faire quelque chose.

Un plan dont je n’ai eu qu’une connaissance indirecte avait été formé à Genève par quelques réfugiés des mouvements de Lyon et d’autres villes : il s’agissait de concentrer, à Genève ou dans les environs, quelques centaines de volontaires de tous pays, ayant pour la plupart fait précédemment la campagne de France sous Garibaldi, et de les armer ; la légion ainsi formée aurait pénétré sur le territoire français et aurait marché sur Lyon. Mais, pour exécuter un projet pareil, il fallait de l’argent. Des émissaires allèrent à Paris solliciter de la Commune la somme nécessaire ; on leur répondit — ô naïveté criminelle ! — que la Commune était une administration publique, avec une comptabilité régulière ; qu’elle ne pouvait disposer d’aucune somme, sinon pour les dépenses inscrites au budget de la ville ; et que détourner une partie des deniers municipaux pour solder les frais d’une aventure de ce genre serait un procédé d’une incorrection inadmissible. Force fut donc de renoncer à l’expédition projetée.

Dans nos Montagnes, un autre plan avait été conçu. Il existait, dans une ville française de l’Est, une Section de l’Internationale avec laquelle nous étions en relations. Des internationaux de nos diverses Sections, armés, auraient passé la frontière en trois ou quatre groupes, se dirigeant sur cette ville, où leur arrivée aurait coïncidé avec un soulèvement de la population ouvrière. Un délégué nous fut envoyé de la ville en question ; je résolus alors, après entente avec mes amis, de m’y rendre accompagné de Treyvaud pour sonder le terrain et convenir des mesures d’exécution. La nouvelle de l’entrée des Versaillais à Paris, qui arriva au moment même où Treyvaud et moi allions partir, vint brusquement ruiner nos espérances.

J’ai conservé, de ces jours de fièvre où nous avions perdu la notion claire des réalités, une lettre que Bakounine m’adressa du Locle le vendredi 19 mai. Je la reproduis ; on y verra quel ton enjoué il pouvait garder au milieu des plus graves préoccupations. Cette lettre est écrite au dos d’une lettre de l’étudiant Sibiriakof, qui me demandait, le 13 mai, d’envoyer vingt exemplaires de la brochure L’Empire knouto-germanique à deux adresses, la sienne et celle de Semen Serebrenikof, ajoutant « qu’il m’enverrait 30 fr. (parce qu’on lui avait dit qu’un exemplaire coûtait 1 fr. 50) aussitôt la brochure reçue ». La demande ne me paraissait pas claire : fallait-il envoyer vingt exemplaires à chacune des deux adresses ? mais la mention de la somme de 30 fr. semblait indiquer qu’il ne s’agissait que de vingt exemplaires en tout. J’avais transmis la missive à Bakounine, en lui demandant son interprétation de ce texte ambigu. Il me répondit :


Naturellement vingt exemplaires, par dix exemplaires à chacun. Si tu avais tout l’esprit qu’on te prête, et si tu avais étudié le calcul différentiel et intégral avec celui des variations, comme Fritz Robert, tu aurais compris que Sibiriakof te promettant d’envoyer 30 fr., à raison de 1 fr. 50 par exemplaire, il ne peut avoir demandé en tout que vingt exemplaires.

Je te préviens qu’Adhémar a écrit à…[1], et qu’il est possible qu’un ami de là vienne chez toi soit demain samedi, soit dimanche, à ton adresse directe qu’Adhémar lui a envoyée. Nous viendrons naturellement dimanche[2], les Loclois et moi, avec le premier train du Locle. Si tu ne veux pas venir toi-même nous rencontrer à la

  1. La ville française dont il est parlé ci-dessus.
  2. À une réunion générale convoquée pour le 21 mai à Neuchâtel.