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septembre nous en savions assez, par des lettres de Londres, pour être édifiés sur ce qui s’était passé. Voici quelques lignes d’une lettre[1] écrite de Londres par Bastelica à Joukovsky, le 28 septembre :


Mon cher Jouk, Je dois à Robin l’adresse moyennant laquelle je puis l’écrire, ce que je fais immédiatement, d’autant plus qu’il y a matière. À Genève les résolutions prises par la Conférence ont dû déjà transpirer, si elles ne sont absolument connues ; personnellement je ne puis rien te révéler, en ma qualité de membre délégué à la Conférence par le Conseil général[2], sinon que j’ai emporté de ces séances une triste impression. Il existe, si je ne me trompe, dans le sein de l’Association internationale, un complot habilement, savamment, patiemment et conçu et dirigé, qui, s’il réussit un jour, nous mènera à la dictature de quelques-uns sans espoir pour nous de la briser jamais… Si une force ou un événement quelconque ne vient pas arrêter les tendances envahissantes de certains esprits, il s’opérera un déchirement au sein de l’Internationale… Des schismes existent déjà ; on a bien envie de lancer quelques bulles d’excommunication : cela viendra en son temps.

Je dois te dire que mon attitude au Conseil est généralement regardée comme hostile, et que je suis à la veille de démissionner.


Voilà ce qu’écrivait, sous la « triste impression » que lui avait laissée la Conférence, un homme qui, loin d’être notre affidé, était tenu quelque peu en suspicion par nous depuis les affaires de Lyon et de Marseille en 1870 ; un homme particulièrement choyé par Marx, qui lui avait fait les plus aimables avances et l’appelait familièrement son « petit Corse » ; un homme dont l’attitude avait été si peu hostile envers la coterie marxiste, que Lorenzo, comme on l’a vu (p. 201), la qualifie de « couarde ».

Les réfugiés français de Genève, je l’ai déjà dit, n’avaient nulle prévention contre Marx et le Conseil général. Ils n’eussent point consenti à entrer dans la Section de l’Alliance, si celle-ci eût continué à exister ; plusieurs d’entre eux affectaient de se désintéresser du conflit existant dans la Fédération romande ; ils ne voulaient y voir que le résultat d’une querelle personnelle entre deux émigrés russes, Outine et Bakounine, et s’étaient fait recevoir comme membres de la Section centrale de Genève : tels Lefrançais, Ostyn, Malon, Perrare, etc. — Malon n’était point, comme l’a cru Marx, un agent de l’Alliance : tout au contraire. Dès que Bakounine eut appris que j’avais vu Malon à son passage à Neuchâtel, et que nous étions en relations amicales, il m’écrivit pour me mettre en garde contre lui, et m’engager à être extrêmement réservé à son endroit[3], — avertissement dont je fis mon profit.

Cette attitude de neutralité, gardée de juillet à octobre 1871 par la proscription communaliste à Genève, est clairement expliquée dans une lettre écrite un peu plus tard (16 décembre 1871) par Lefrançais et Malon à un international belge, Laurent Verrycken[4]. Ils y disent :

  1. Reproduite par Nettlau, p. 565.
  2. On voit que Bastelica se regardait comme lié par le « secret professionnel », — la Conférence ayant eu le caractère d’une réunion tenue strictement à huis-clos, — jusqu’au moment où le Conseil général aurait publié celles des résolutions qu’il croirait pouvoir faire connaître sans péril.
  3. On se souvient que Bakounine était en froid avec Malon depuis la dissolution de la Fraternité internationale en janvier 1869, — chose que j’avais ignorée.
  4. Cette lettre a été retrouvée et publiée par Nettlau (p. 560), qui l’a datée par erreur du 16 octobre. Il a pris l’abréviation, insuffisamment calligraphiée par Malon : « 10bre » (décembre), pour un numéro d’ordre désignant le 10e mois (octobre).