Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/577

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comptaient monter, à Sonvillier, dans la voiture postale qui passait vers les quatre heures : mais lorsqu’elle arriva, venant de Saint-Imier, il ne s’y trouvait plus que deux places libres. À l’unanimité, il fut décidé que l’une des places serait donnée à Jules Guesde, dont la longue taille frêle, les jambes débiles, la figure émaciée, annonçaient la faiblesse physique : nous nous serions fait conscience de lui laisser faire la route à pied. Guesde voulait aller à la Chaux-de-Fonds, avant de rentrer à Genève ; nous lui adjoignîmes, comme compagnon de voyage, Auguste Spichiger, chargé de le piloter et de prendre soin de lui. Nos amis Lefrançais, Malon et Joukovsky désiraient aussi visiter la Chaux-de-Fonds ; ceux de nos camarades du Jura neuchâtelois qui devaient regagner leurs pénates — Graisier, du Locle, et deux ou trois aussi de la Chaux-de-Fonds (Numa Brandt avait dû quitter Sonvillier dès le lundi matin) — les dissuadèrent d’aller prendre le train aux Convers, et leur proposèrent de les conduire à la Chaux-de-Fonds à pied par le col de la Cibourg ; Dupuis et moi, séduits par l’idée de cette expédition montagnarde, et désireux de jouir plus longtemps de la compagnie de nos amis, nous joignîmes à la caravane. Nous étions une dizaine, tous habitués à la marche ; et, comme on va voir, bien nous en prit.

Nous quittâmes Sonvillier aux approches de la nuit, accompagnés un bout de chemin par un groupe de socialistes du Vallon ; quand nous arrivâmes à Renan, la neige déjà commençait à tomber, et bientôt elle fit rage, poussée par des rafales de vent d’ouest. En un instant toute la campagne fut blanche ; et, à mesure que nous nous élevions dans le chemin qui mène à la Cibourg, les flocons, toujours plus serrés, formaient une nappe de plus en plus épaisse, où nous enfoncions toujours plus profondément. La nuit était venue. Pendant les premiers quarts d’heure, nous avions pris l’aventure en riant : nous chantions, nous échangions des plaisanteries ; mais, la marche se faisant fort pénible, et la neige, qui continuait à tomber sans relâche, rendant notre allure de plus en plus lente, la fatigue eut raison de notre gaîté.

Cette montée du col de la Cibourg — ce col que j’avais traversé en sens inverse, avec Spichiger et Collier, par une charmante matinée de mai 1869, pour aller rendre visite à Schwitzguébel — était vraiment lugubre, par une nuit noire d’hiver ; nous nous demandions si nous en viendrions à bout, si nous réussirions à gagner la Chaux-de-Fonds, ou si nous resterions en panne, échoués dans quelque « menée »[1]. Après deux heures environ de lutte contre la neige, le vent, le froid glacial, nous nous trouvâmes enfin sur le plateau qui forme le sommet du col, mouillés jusqu’aux os, transis, essoufflés, mais résolus tout de même. Seulement, sur cette vaste étendue déserte, on ne voyait plus de chemin : tout étant recouvert d’un linceul uniforme, nous risquions de ne pas reconnaître la direction à suivre, et nous ne savions comment nous orienter. Heureusement, des camarades, qui avaient de bons yeux, distinguèrent dans l’obscurité les perches indicatrices échelonnées le long de la route : assurés ainsi d’être dans la bonne voie, et de ne pas courir le risque de la perdre, nous avançâmes à la file indienne, allant d’une perche à l’autre. Le plateau traversé, nous étions au commencement de la descente : de là, nous n’avions plus qu’une heure de marche environ pour atteindre la Chaux-de F’onds. Nous arrivâmes au grand village fort tard ; il nous fallut le parcourir dans presque toute sa longueur, pour trouver enfin un abri au café Von Kænel, rue du Stand. Chez Von Kænel, Spichiger et Guesde nous attendaient depuis longtemps, fort inquiets, avec quelques camarades ; ils poussèrent des exclamations d’horreur en voyant dans quel équipage nous arrivions. Sur-le-champ on alluma un grand feu dans la salle à manger ; des matelas furent étendus dans une pièce attenante, avec des draps et tout ce qu’il fallait pour faire des lits ; nous enlevâmes là nos

  1. Monceau de neige accumulée par le vent.