Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/690

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avec les délégués italiens, qui (nous le savions par Cafiero) venaient d’arriver à Zürich auprès de Bakounine, et faire en outre connaissance avec les Sections de la Fédération jurassienne.

Avant le départ, nous dînâmes, dans un local où l’on pouvait parler sans gêne, avec quelques amis belges. On s’entretint des affaires de l’Internationale, et, au dessert, on chanta, — car les Belges sont grands chanteurs. Brismée, De Paepe et d’autres nous firent entendre des chansons révolutionnaires ; puis on demanda aux Espagnols un air de leur pays ; Farga n’ayant pas de voix, ce fut Marselau qui se leva, en annonçant qu’il allait chanter une Jota andalouse, une Malagueña. Alors, d’une voix sépulcrale, il entonna une mélopée lamentable, à l’allure lourde et traînarde ; nous nous regardions étonnés, en nous demandant comment on pouvait appeler cela un air de danse. Morago, s’agitant sur sa chaise, donnait des signes d’impatience, protestait à demi-voix : « Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça du tout ». Enfin n’y tenant plus, il interrompit Marselau, en criant : « Tu chantes comme un curé ; ce n’est pas une Malagueña, ça, c’est une musique à porter le diable en terre ». L’autre, interloqué, se tut et se rassit ; et alors Morago se mit à chanter à sa place : cette fois c’était bien une danse espagnole, au rythme vif et syncopé ; Morago, s’accompagnant de claquements des doigts à défaut de castagnettes, débitait sa séguedille avec un élan passionné, la dansant en même temps qu’il la chantait, et se trémoussant de la tête aux pieds. « À la bonne heure ! disaient Farga et Alerini, voilà la Malagueña ». Nous applaudîmes ; mais je regrettai pour Marselau la petite mortification que venait de lui infliger l’incompressible exubérance de Morago.

À la gare, après avoir serré les mains de nos amis belges, et pris congé de Joukovsky, que nous laissions en panne, nous réussîmes à nous installer tous les sept — les quatre Espagnols, Cafiero, Adhémar et moi — dans un même compartiment. Toute la nuit se passa en conversations animées. Lorsque le jour parut, le train traversait l’Alsace, et approchait de Bâle ; nos amis espagnols admiraient le pays, le spectacle de cette fraîche verdure était nouveau pour eux ; ils l’admirèrent plus encore, lorsqu’après Bâle, — où, mis en appétit par la nuit agitée, nous nous régalâmes chacun , quoiqu’il ne fût guère que six heures du matin, d’une côtelette de veau, exquise, au buffet de la gare, — le train s’engagea, par Pratteln et Liestal, dans les collines boisées de Bâle-Campagne. A Olten, je dus me séparer de mes compagnons : il fallait regagner en toute hâte Neuchâtel et l’imprimerie, laissée en souffrance depuis dix jours, et où, en mon absence, ainsi que me l’avaient annoncé des lettres de ma femme, les choses avaient marché passablement de travers. Quant à mes amis, y compris Schwitzguébel, ils se dirigeaient sur Zürich, où ils furent reçus par Bakounine et par les délégués venus d’Italie, Pezza (demeuré à Zürich depuis le 25 août), Fanelli, Malatesta, Nabruzzi ; Costa ne devait arriver que le lendemain.

Au Congrès de la Haye, on avait fait une enquête sur une Alliance secrète imaginaire. Il allait maintenant se constituer, par le concours spontané d’un certain nombre d’Italiens, d’Espagnols, de Russes, de Français, de Jurassiens, une organisation réelle, bien différentc de celle qui n’avait existé que dans les visions de Marx et d’Engels, une organisation qui, toute de libre entente et de fraternelle amitié, devait rattacher l’une à l’autre les fédérations de l’Internationale, en un certain nombre de régions, par le lien d’une étroite solidarité.




FIN DU TOME SECOND