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JEUNESSE

j’eusse bientôt payé toutes mes allumettes, je n’en demeurai pas moins intéressée comme une enfant. L’entrain se maintenait, charmant autour de moi. Maman jouait avec nous, ce qui me causait un grand plaisir : trop souvent, notre mère refusait les petites joies qui passaient, sous prétexte qu’elle était trop vieille, qu’elle avait souffert, que sais-je encore ? Près d’elle, Gonzague s’animait, se piquait au jeu. Roseline avait des saillies originales.

Pour la troisième fois, je demandai à emprunter des allumettes et quelqu’un s’avisa tout à coup de ma déveine persistante : le rire courut aussitôt, tout autour de la table et on se moqua sans précaution, alors que j’étais si fragile dans ma mélancolie maladive. Refoulant des larmes inévitables, je dévisageai mes cartes, bien résolue à vaincre le sort. Mais comment l’aurais-je pu ? Les clés n’étaient pas sorties. Ennuyée et rougissante malgré moi, lorsque ce fut mon tour de jouer, j’offris encore une allumette ; les rires reprirent, mais très vite, on m’oublia.

Moi aussi, j’oubliai bientôt les autres, et tout en étudiant mon jeu, sans y prendre garde, à mi-voix, je me mis à chantonner mes plaintes — « Rien ! murmurais-je. Toujours rien ! Pourquoi donc cela ? Tout m’abandonne et je ne sais que devenir. Si quelqu’un voulait donc m’aider ! Mais je n’ai personne ! Personne ! » Chacun émettait ses réflexions, sans savoir s’il était écouté ; personne n’avait dû remarquer que je parlais ; mais machinalement, c’était mon âme que j’avais épanchée. Tout à coup, je tressaillis et levant les yeux, je rencontrai