Page:Jarret - Moisson de souvenirs, 1919.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
MOISSON DE SOUVENIRS

souillure apparaissait soudain, entre les piques ou les carreaux, Jean plissait les lèvres, rapprochait les sourcils et mouillant son doigt d’un peu de salive, il lavait vite cette tache malséante, essuyant ensuite avec son mouchoir de poche. Triomphant, il me montrait alors le petit espace redevenu immaculé, les « cartes de caoutchouc » ne prenant pas l’eau comme le vulgaire carton.

Mon paquet allait grossissant, au point de déborder mes mains petites, tandis que celui de Jean maigrissait à vue d’œil. Et cependant, je suis sûre que ce ne fut pas à cause de cela, qu’à un moment donné, il dit : « C’est assez ! » Cette parole me mordit au cœur. Jean était-il donc fatigué de jouer avec moi ? Mais non, mais pas du tout, puisqu’il m’invitait de nouveau à le suivre, au fumoir, en avant. Pour ma part, jamais encore, je n’avais pu me rassasier de quoi que ce fût. Qu’il s’agît de flânerie, de gourmandise ou… d’amour, jamais encore, je n’avais pu dire de bon cœur : « C’est assez ! » Jean, plus fougueux, plus enclin au désir, possédait-il donc cette étrange faculté de pouvoir se ressaisir, qui déjà, me faisait trembler, sans que je comprisse bien ?

Debout, Jean regardait la rue et tout en chantonnant entre haut et bas, il dessinait des zig-zags autour des vitres, avec son doigt. Moi, assise sur le sofa de cuir, je contemplais furtivement le salon dont la portière relevée laissait voir un coin de richesse et d’élégance. Deux choses surtout, attiraient mon attention : une statuette drapée à l’antique, que, dans ma naïveté, je croyais représenter une personne mal vêtue de haillons au sortir