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HISTOIRE SOCIALISTE

bien des déformations et des défaillances, l’esprit de la Révolution : c’est la grande propriété foncière qui prolonge la contre-Révolution. Cet antagonisme persistant des deux grandes fractions possédantes, que Marx, dans son manifeste communiste de 1849, signalait à la tactique vigilante du prolétariat, Barnave l’a défini en 1792 et il en a fait le fond même de la Révolution.

Et, certes, il faut que le sens des intérêts économiques et de la force historique de la propriété ait été bien aigu dans la région Dauphinoise pour que Barnave, Réformé et fils de Réformé, ait donné une interprétation toute économique et, en quelque sorte, matérialiste de la Réforme elle-même. Selon lui (j’ai souligné ce passage décisif) c’est le progrès de la propriété industrielle et mobilière qui a affranchi l’Europe entière de la puissance temporelle du pape, et en a enlevé la moitié à sa suprématie spirituelle. Ainsi, si les nations modernes, même catholiques, ont secoué le joug temporel du pape, c’est parce qu’il s’était formé une bourgeoisie riche et active qui avait besoin de liberté, qui avait donné aux rois le point d’appui nécessaire pour résister à l’oppression ultramontaine et qui, en outre, par le lien multiple des échanges, avait donné à la nation cette vivante unité, condition même de l’indépendance. Bien mieux, la Révolution religieuse, qui avait arraché au dogme catholique la moitié de l’Europe, n’était, pour ainsi dire, que la traduction spirituelle d’une révolution économique : la bourgeoisie avait introduit la liberté dans l’interprétation des textes immuables, comme elle avait introduit le mouvement dans les sociétés jusque-là immobiles.

Qu’on songe qu’une interprétation aussi réaliste, aussi brutalement bourgeoise de la Réforme se produisait dans ce rude Dauphiné, où le courage des Réformés s’était exalté jusqu’au martyre ; tout près de ces montagnes de l’Ardèche et du pays d’Alais, où une prodigieuse fièvre mystique, coupée de prophétiques visions, avait soulevé les foules ; et on comprendra la force nouvelle de la conscience bourgeoise, qui ramenait explicitement à une crise de propriété cette crise des âmes et qui soumettait à la discipline souveraine des lois de la production les grands phénomènes, troublants et confus, de la conscience religieuse.

Évidemment, la bourgeoisie était en pleine possession de sa pensée et, en appuyant sur cette interprétation de l’histoire la Révolution nouvelle, elle s’appropriait à la fois tout le passé européen, depuis le mouvement des communes et tout le présent ; elle croyait aussi s’approprier tout l’avenir, qu’elle se figurait comme une évolution tranquille et indéfinie de la propriété industrielle.

Est-ce à dire que ce réalisme historique et économique de la bourgeoisie industrielle excluait tout idéalisme, toute grande et généreuse passion ? Bien au contraire, l’enthousiasme humain qui, à la veille de 1789, passionnait la bourgeoisie, était d’autant plus énergique et ardent qu’il s’exer-