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HISTOIRE SOCIALISTE

innocence de pensée que les révolutionnaires du Dauphiné n’admirent à participer aux élections que les citoyens qui payaient 6 livres d’imposition directe et exigèrent, pour l’éligibilité, la qualité de propriétaire. Ainsi, dans le Dauphiné, comme partout alors en France, c’est bien une Révolution bourgeoise qui se prépare. Le mouvement politique y est d’autant plus vif que la force économique de la bourgeoisie y est plus grande et plus dense : et dans cette région industrielle, la pensée bourgeoise arrive à un tel degré de netteté que, par son jeune interprète, la bourgeoisie dauphinoise prélude à l’interprétation marxiste de l’histoire par l’interprétation économique de la Révolution. Une classe est bien forte, quand elle a à ce point conscience de sa force, et la croissance de la bourgeoisie française est telle, dans les régions industrielles, comme dans les centres marchands, que même si Paris, ou trop mêlé ou trop frivole, avait mal saisi ou mal secondé le mouvement, il est infiniment probable que, malgré tout, la Révolution eût éclaté et triomphé.

Mais Paris aussi était prêt à devenir la capitale de la Révolution bourgeoise, le centre du grand mouvement. On peut même dire que c’est la Révolution qui a manifesté et consacré l’unité définitive de Paris et de la France. Très souvent, dans sa longue et tragique histoire, Paris n’avait pu être qu’un élément, une expression partielle et confuse de la vie nationale. Tantôt il avait devancé le mouvement général de la France, tantôt il l’avait contrarié et embarrassé : rarement il y avait eu une concordance entière entre la vie de Paris et toute la vie française. Au quatorzième siècle, quand éclate avec Étienne Marcel l’admirable mouvement de la Commune bourgeoise parisienne, quand Paris organise et dresse en bataille toutes ses corporations pour sauver la France de l’Anglais et imposer à la royauté un contrôle permanent, Paris, par une sublime, mais téméraire anticipation, se porte en avant de plusieurs siècles d’histoire. Si la fameuse ordonnance de 1357, rédigée par les délégués parisiens aux États-Généraux, avait été applicable, si les autres communes de France avaient eu la maturité bourgeoise de celle de Paris, et si toutes réunies avaient eu sur l’ensemble de la nation, sur les nobles et les paysans, les prises que supposait cette sorte d’organisation constitutionnelle et parlementaire, la Révolution de 1789 aurait été accomplie au quatorzième siècle. Mais Paris s’était trompé. Paris avait pris pour le battement régulier et profond de la vie nationale la fiévreuse précipitation de son cœur. La preuve, c’est qu’Étienne Marcel lui-même, se sentant isolé, se livra dès le début au mauvais prince de Navarre. La preuve encore, c’est que Paris ne s’unit qu’avec méfiance et en désespoir de cause aux Jacques, aux paysans soulevés à la fois contre le noble et contre l’Anglais et qui seuls pouvaient sauver la Commune bourgeoise.

Puis, pendant tous les troubles de la minorité et de la folie de Charles VI, pendant les luttes sanglantes des Bourguignons et des Armagnacs, Paris n’est pour la France ni une clarté, ni une force ; il n’arrive pas à démêler l’intérêt