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HISTOIRE SOCIALISTE

cours de la Bièvre : tout le quartier Saint-Marcel protesta, et cette protestation, que je relève aux cahiers de Paris extra-muros donne une idée saisissante de la puissance industrielle de ce faubourg. « Quel était le but de tous les règlements de Colbert ? C’était d’écarter les mégissiers, les tanneurs, les teinturiers et autres du centre de la ville de Paris et de leur donner, en même temps, un asile fixe et commode dans un faubourg où, jouissant des privilèges de bourgeois de Paris, ils pussent faire fleurir des branches de commerce dont on sentait toute l’importance. Pour cela il fallait trouver un local. Ce fut le faubourg Saint-Marcel qui fut choisi, et la propriété de la rivière de Bièvre, qui leur fut concédée par le gouvernement, avec autorisation la plus ample et la plus étendue pour conserver non seulement les eaux, mais encore pour recueillir toutes celles y affluentes. Les tanneurs, teinturiers et mégissiers, ensuite formés en corps d’intéressés avec trois syndics, pris dans chacune des communautés, ont joui, pendant des siècles, de toute la protection du gouvernement… Des dépenses énormes, toujours à la charge des intéressés, ont été la suite de cette autorisation : que n’ont pas coûté les sources qui affluent à la rivière de Bièvre, pour être recueillies et pour en obtenir le cours qu’elle a aujourd’hui ! Que ne coûtent pas annuellement les frais de gardes qui y sont établis, de curages qu’il faut répéter chaque année, pour que le cours de cette rivière ne soit pas obstrué par le limon, que ses eaux savonneuses et marécageuses déposent dans le fond de son lit !

« Toutes ces dépenses ne se comparent pas encore avec les établissements qui existent au faubourg Saint-Marcel. Toutes les maisons y sont construites pour les différents commerces. Sans la rivière, tous ces édifices deviennent des corps décharnés et stériles pour leurs propriétaires et pour l’État. Trente mille hommes y habitent et y vivent, parce qu’ils y travaillent, y consomment, y payent et font valoir les droits du Roi. L’industrie s’y perpétue et s’y régénère sans cesse. »

Évidemment, pour ce peuple de rudes travailleurs, vivant dans l’odeur forte des peaux ou essuyant à leur tablier multicolore leurs mains bariolées de teinture, la frêle et coûteuse aristocratie devait être objet de dédain ou de colère. Il y avait, dans l’industrie de la tannerie et de la teinture peu de grands patrons, puisqu’aujourd’hui encore, malgré la concentration capitaliste, le moyen et le petit patronat se sont maintenus au bord de la Bièvre et que la tannerie surtout est encore une industrie peu concentrée. Ces maîtres travaillaient donc le plus souvent avec leurs ouvriers et, tous ensemble, s’élevaient avec la fierté et la rudesse du travail opprimé ou exploité contre le système nobiliaire et monarchique. Surtout la pesante fiscalité royale, alourdie précisément du privilège qui exonérait les nobles, exaspérait tous les producteurs de l’industrie du cuir. Depuis 1760 elle portait, avec une impatience croissante, le droit de marque sur les cuirs.