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HISTOIRE SOCIALISTE

avoir l’énormité de Paris, Lyon et Marseille étaient de grandes villes, et nous avons vu notamment pour Lyon, que les élections avaient pu se faire par corporation : c’est que la presque totalité des habitants se répartissait en un petit nombre de vastes corporations.

La diversité, la mobilité, l’enchevêtrement de la vie de Paris ne permettaient guère cette répartition professionnelle, et c’est peut-être ce qui dérobait à des yeux d’ailleurs prévenus comme ceux de Mirabeau l’activité industrielle et marchande de la grande ville. En tout cas, cette division par quartier, qui ne démembrait pas la bourgeoisie parisienne, mais qui, au contraire, réunissait en une même assemblée, en chaque arrondissement, toutes les forces bourgeoises, légistes, médecins, fabricants, négociants, savants et philosophes, a donné d’emblée au Tiers-État parisien une force de premier ordre. C’est de ce règlement royal du 15 avril 1789 que procèdent les districts et toute la vie révolutionnaire de la Commune parisienne. Mais ce règlement même était rendu nécessaire par l’ampleur de la ville démesurément accrue depuis un siècle et par la véhémence du tourbillon social qui mêlait tous les atomes humains.

En tout cas, maîtresse des titres de rente, et de la plupart des actions des compagnies de banques, d’assurances, de transport, d’approvisionnement, propriétaire de la plupart des immeubles, enrichie par les offices de finance et de judicature, puissante par des industries diverses, tantôt concentrées en des quartiers distincts, comme la tannerie à Saint-Marcel et le meuble à Saint-Antoine, tantôt disséminées et enchevêtrées, comme les industries du vêtement ou de l’alimentation, la bourgeoisie parisienne était, à la veille de 1789, la force souveraine de propriété, de production et de consommation : la puissance des nobles et des prêtres, pareille aux vieilles abbayes ou aux vieilles demeures aristocratiques, n’était plus à Paris qu’un îlot croulant que la vague éblouissante et haute va recouvrir.

C’est par cette grande puissance de richesse qui lui donnait une grande puissance de consommation, même pour les objets de luxe, que la bourgeoisie de Paris groupait autour d’elle les prolétaires. C’est par là que, dans la première période de la Révolution, jusqu’au 10 août et même au delà, elle a pu en somme les maintenir dans son orbite. Si les nobles avaient détenu à Paris le plus gros de la fortune, ils auraient pu, par l’émigration ou même par le resserrement systématique de leurs dépenses, déterminer un chômage inouï et prolongé auquel nulle société ne résiste. Ou bien la Révolution se serait enfoncée dans cet abîme, et le peuple affamé, désespéré, aurait redemandé les maîtres d’hier qui, du moins, en achetant les produits des manufactures et les chefs-d’œuvre des ateliers, le faisaient vivre. Ou bien une violente révolution ouvrière aurait, comme une vague furieuse dépassant une vague irritée, recouvert la Révolution bourgeoise. C’est cette crise économique terrible qu’espéraient les émigrés et la Cour.