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HISTOIRE SOCIALISTE

secours cette véhémente démagogie féodale pouvait-elle être au peuple ouvrier ? Elle le ramenait, sous prétexte de sécurité, sous les voûtes basses du donjon féodal ou aux cachots de l’esclave antique.

De même, quelle lumière pouvaient trouver dans Mably, les prolétaires parisiens, ouvriers des manufactures et des ateliers ? Il disait bien que le seul moyen de contenir dans de justes limites la puissance législative « c’est d’établir la communauté de biens et l’égalité des conditions, parce qu’il n’y a que ce seul arrangement qui puisse détruire les intérêts particuliers qui triompheront toujours de l’intérêt général ». Il constatait bien avec force l’esclavage des salariés : « La liberté dont chaque Européen croit jouir n’est autre chose que le pouvoir de rompre sa chaîne pour se donner à un nouveau maître. Le besoin y fait des esclaves et ils sont d’autant plus malheureux qu’aucune loi ne pourvoit à leur subsistance ».

Mais bien loin d’inviter les prolétaires des grandes villes à profiter de leur nombre même et de leur rassemblement pour organiser la propriété commune, il rêvait un impossible retour à l’état purement agricole, et l’anéantissement de l’industrie. Il considérait l’activité urbaine comme immorale et monstrueuse, et la classe ouvrière industrielle participait, à ses yeux, des vices et de la bassesse de l’industrie elle-même. « Les ouvriers des manufactures sont vils ». Rêveries réactionnaires ! Car en affaiblissant l’activité des villes et le ressort de l’industrie, on aurait préparé non le communisme agraire, mais une renaissance féodale.

M. Lichtenberger ne marque pas assez ce qu’il y a de rétrograde dans ce socialisme prétendu ; et quelle prise pouvait-il avoir sur ces ouvriers de Paris qui étaient accourus de tous les points de la France vers la grande ville ardente, et qui y avaient trouvé malgré tout l’exaltation de la vie ? D’instinct les ouvriers des manufactures étaient beaucoup plus avec la bourgeoisie révolutionnaire qui suscitait et élargissait le travail industriel qu’avec les prétendus réformateurs qui dans un intérêt de moralité et de simplicité, voulaient ramener au pâturage commun, trempé de matinale rosée, le troupeau paisible des hommes.

De même encore pour Necker : les citations que fait M. Lichtenberger pourraient, faute de suffisantes réserves d’interprétation, faire illusion. Oui, il dénonce comme la principale cause de misère « le pouvoir qu’ont les propriétaires de ne donner en échange d’un travail qui leur est agréable, que le plus petit salaire possible, c’est-à-dire celui qui représente le plus strict nécessaire ». Oui, il constate que « presque toutes les institutions civiles ont été faites par les propriétaires. On dirait qu’un petit nombre d’hommes, après s’être partagé la terre, ont fait des lois d’union et de garantie contre la multitude. On n’a presque rien fait encore pour la classe la plus nombreuse des citoyens. Que nous importent vos lois de propriété ! pourraient-ils dire, nous ne possédons rien ; vos lois de justice ! nous n’avons rien à défendre ;