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HISTOIRE SOCIALISTE

haute tactique de pensée et précaution vitale pour donner à l’œuvre révolutionnaire une marque d’éternité et pour opposer au droit royal et féodal fondé sur la tradition et sur l’ancienneté, un droit plus ancien encore.

A ceux qui se réclament, pour couvrir leurs privilèges, de l’autorité des siècles, le Tiers État oppose le droit humain contemporain de l’homme, et l’humanité elle-même, la plus ancienne des institutions.

Admirable manœuvre instinctive qui déloge le privilège de la forteresse où il voulait se retrancher, le temps, et qui transfère à la liberté nouvelle la force des siècles.

Le premier des droits de l’homme c’est la liberté individuelle, la liberté de la propriété, la liberté de la pensée, la liberté du travail. De là tout un système d’institutions politiques et judiciaires pour protéger la liberté de l’homme.

Sur la question de la propriété, le Tiers État se heurtait à une difficulté redoutable. Il voulait assurer le respect de la propriété, et comment ne l’aurait-il point voulu puisque c’est la force de la propriété bourgeoise qui préparait la Révolution ? Ici, qu’on veuille bien le remarquer, la défense de la propriété avait un caractère révolutionnaire, puisqu’il s’agissait de refouler l’arbitraire royal qui, par la levée illégale de l’impôt, expropriait violemment les classes productrices.

Mais si la bourgeoisie voulait défendre la propriété contre l’arbitraire de l’impôt, si elle voulait sauver de la banqueroute la propriété du rentier qui était une si notable part de la propriété bourgeoise, elle ne voulait pas consacrer la propriété féodale et la propriété ecclésiastique.

Mais comment affirmer le droit supérieur de propriété pour affranchir et consolider la propriété bourgeoise sans confirmer en même temps la propriété des moines et des nobles, les droits féodaux et les biens de l’Église ? Justement, dans leurs cahiers, la noblesse et le clergé, la noblesse surtout affirmaient bien le respect absolu des propriétés, de toutes les propriétés, et au nom du droit de propriété, ils prétendaient non seulement maintenir leur privilège contre toute entreprise d’expropriation, mais encore s’opposer même au rachat obligatoire des servitudes féodales.

Ils empruntaient ainsi sa formule magique à la Révolution bourgeoise pour persévérer dans les abus du passé.

La bourgeoisie allait-elle ainsi se laisser duper par ses propres principes et l’ennemi pourrait-il s’emparer, pour forcer le camp, du mot d’ordre même de la classe bourgeoise ? le Tiers-État se sauva par un coup hardi.

Il invoqua à la fois le droit naturel et l’histoire et il proclama que la propriété des nobles et de l’Église, ou contraire au droit naturel ou ne répondant plus à son objet premier, n’avait jamais été une propriété ou avait cessé d’en être une.

C’est la formule même du Tiers-État de Paris, au titre de la propriété :