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HISTOIRE SOCIALISTE

grands feudataires nomme au quinzième siècle ou par une nouvelle Fronde. Elle ne pouvait plus espérer comme au temps du duc de Saint-Simon et de Fénelon qu’il lui suffirait de mettre la main sur un prince candide et timoré pour ressaisir ses droits.

Elle voyait donc avec une complaisance mêlée, il est vrai, de beaucoup d’inquiétude, le mouvement du Tiers-État. Elle s’imaginait, par une sorte de parasitisme révolutionnaire, qu’elle pourrait exploiter ce mouvement pour briser l’absolutisme royal, abaisser les intendants, représentants du pouvoir central, et reconstituer dans les provinces l’antique aristocratie.

C’est la pensée qui éclate par exemple dans les cahiers de la noblesse de Châtillon. « Requiert expressément la noblesse du bailliage de Châtillon que l’administration des biens des communautés, soit réunie entre les mains des États provinciaux ou des administrations provinciales dans le cas même où, ce que l’on ne peut penser, on ne supprimerait pas les intendants conformément au vœu unanime de la nation. » Beaucoup de nobles se disaient que par leur prestige personnel, par la puissance de la richesse et de leur nom, ils auraient dans les assemblées électives une influence bien supérieure à celles dont ils jouissaient sous la monarchie ; sous l’ancien régime c’était une oligarchie bourgeoise qui administrait les villes et c’était l’intendant royal qui était le maître de la province. La noblesse hantée par le souvenir du passé qui prenait la forme du rêve, attendait d’une vaste décentralisation un renouveau de son antique pouvoir.

Il n’y avait rien de commun entre cette décentralisation oligarchique et semi-féodale, qui aurait décomposé de nouveau le pays en domaines et suzerainetés, et la décentralisation démocratique voulue par le Tiers-État. Celui-ci soumettait à la volonté nationale la hiérarchie des assemblées locales et provinciales ; et pour que la décentralisation administrative ne dégénérât pas en oligarchie, il voulait au sommet une assemblée nationale toute puissante.

Au contraire le vote par ordre réclamé par la noblesse aurait morcelé et annulé la volonté nationale : et aucun pouvoir national et central n’aurait fait équilibre aux suzerainetés locales que la noblesse espérait reconquérir. Mais encore fallait-il, pour jouer ce jeu et pour diriger le mouvement populaire parler de liberté et des droits de la nation.

De là un semblant d’unanimité révolutionnaire qui ne tardera guère à se briser. Mais cette sorte d’équivoque énervait aussi les forces de résistance de la noblesse. On le vit bien quelques semaines après la convocation des États-Généraux, quand la Cour portant au Tiers-État le coup le plus dangereux, proposa que le roi fût arbitre des élections contestées ; c’était appeler au roi toute l’autorité, et éluder le vote par tête au moment où les communes semblaient près de l’obtenir. Si à ce moment toute la noblesse avait marché avec la Cour et secondé la tactique royale, le Tiers-État était obligé ou de capituler