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HISTOIRE SOCIALISTE

fond, ils sont quinze, dix-huit et jusqu’à vingt personnes pour le faire valoir à moitié fruits, pour salaire de leurs peines. Courbés sur cette terre qu’ils arrosent de leur sueur depuis le lever du soleil jusqu’après son coucher, et dont ils font sortir à force de bras ces fruits et cette abondance qui font le bonheur des citoyens des villes et qui fournissent abondamment à la subsistance et à l’aliment des puissants du siècle, à peine peuvent-ils, malgré leurs pénibles travaux, manger du pain trois fois par jour, leur maigre récolte n’y suffirait pas toujours : le peu de laine que leur fournissent leurs brebis, ainsi que le peu de chanvre qu’ils recueillent suffisent à grand peine à leur malheureux entretien : le produit des ventes de leur bétail peut à peine payer ce qu’ils doivent rendre au propriétaire et payer leurs cotes de taille. »

« Mais une autre espèce de taille est cette malheureuse gabelle qui seule absorberait tous leurs profits s’ils en avaient comme il serait raisonnable : mais les moyens leur manquent et la plus grande partie de ce peuple cultivateur est forcée de s’abstenir de cette denrée de première nécessité : de là cette faiblesse qui fait dégénérer l’espèce, qui fait qu’on est vieux au moment où en ne devrait qu’entrer à la fleur de l’âge, et qu’à quarante ans on est dans la décrépitude. »

Enfin plus bas encore dans la misère et l’insécurité végète le manouvrier. Évidemment l’homme qui a écrit ces lignes quel qu’il soit, parlait au nom de toute cette misère : c’est bien le fonds et le tréfonds de la terre qui tressaille.

Ces cahiers paysans ont, si je puis dire, des conclusions à plusieurs degrés et à plusieurs termes, qu’une seule révolution n’épuisera pas. Sans doute, c’est contre l’ancien régime spoliateur et affameur, c’est contre la taille, le champart, l’odieuse gabelle, qu’ils sont tournés d’abord : mais le parasitisme de la propriété oisive qui ne laisse au métayer accablé que la moitié des fruits y est dénoncé aussi.

Contre ce parasitisme, quelle conclusion ? Aucune formelle et immédiate : mais déjà, dans la Révolution de 1789 fermente le levain des Révolutions futures. Ce n’est pas le respect superstitieux de la « propriété individuelle » et de « l’initiative individuelle » qui arrête les paysans de 1789. Nous avons vu comment pour la limitation des grands fermiers ils appellent l’intervention de l’État : et les cahiers abondent qui demandent que le commerce privé du blé soit interdit avec l’étranger, que seul l’État soit chargé d’acheter et de vendre du grain au dehors afin d’assurer le pays contre la famine. Mais ils ne pouvaient concevoir encore une forme sociale qui permit de faire évanouir la propriété bourgeoise tout en assurant la pleine indépendance du travail paysan : Ils souffraient en attendant et se plaignaient et s’aigrissaient.

Mais ils réservaient leurs coups immédiats à ce qu’ils pouvaient atteindre et détruire tout de suite : le privilège du noble, le système féodal, le fiscalité royale. Ils n’ont pu jeter toute la semence de leurs cahiers au sillon de la Ré-