Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/241

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
231
HISTOIRE SOCIALISTE

sonnes, et près de deux mille pouvaient trouver place dans les galeries. Les députés furent introduits lentement et après une attente assez longue : les députés du Tiers furent massés au centre, le clergé et la noblesse s’assirent sur les côtés.

Quels étaient ces hommes ? Taine en a parlé avec dédain, comme de théoriciens à l’esprit creux ou de pauvres praticiens et procéduriers de petite ville. Il déplore qu’on n’ait pas appelé tous les hommes vraiment compétents de France, tous ceux qui avaient déjà manié les affaires, c’est-à-dire ceux qui, ayant mêlé leur vie à l’ancien régime, étaient intéressés à le maintenir. Après tout, l’expérience avait été faite.

Qui avait plus de compétence à la fois et de hauteur d’esprit que Turgot, intendant de Limoges ? Il essaie au ministère quelques grandes réformes, et il est brisé. Qui avait plus d’expérience sociale et d’autorité que « les notables » assemblés par Calonne ? Princes, archevêques, grands parlementaires, intendants, toutes les forces de l’ancien régime et toutes ses lumières étaient là : mais de tout cet égoïsme splendide ne sortit que misère et néant. Il était temps que la Nation recourût à d’autres hommes forts par les idées. Oui, parmi les 571 députés du Tiers, il y avait peu d’administrateurs, et il y avait beaucoup de légistes. Mais ce sont les légistes qui avaient fait la monarchie moderne, la France moderne : ce sont eux qui avaient régularisé et formulé la Révolution royale ; ils formuleront et régulariseront la Révolution bourgeoise.

La grande pensée du xviiie siècle est en eux : c’est elle qui les unit et qui élève les plus modestes au niveau des plus grands. Cette pensée est assez diverse et vaste pour que ceux qui s’en inspirent ne soient pas dominés par l’esprit de secte, et puissent s’adapter aux événements. Montesquieu, Voltaire, l’Encyclopédie, Rousseau, avec leurs tendances parfois divergentes, avaient formé les intelligences : et quand on suit de près les actes, les déclarations des Constituants, on voit qu’ils s’étaient fait comme une synthèse de tous les grands esprits du siècle.

A Voltaire, ils empruntaient l’idée de tolérance et de liberté religieuse, peut-être aussi le respect affecté et prudent de l’institution catholique. Montesquieu, théoricien de la Constitution anglaise et de l’équilibre des pouvoirs, leur paraissait un peu suranné : il eut été le grand docteur de la Révolution si elle se fût accomplie en 1740, au moment où il écrivait, et avant le développement décisif de la puissance bourgeoise : vers la fin du siècle, le subtil et savant équilibre, imaginé par lui, s’était déplacé dans le sens de la démocratie bourgeoise. De Rousseau, les Constituants négligeaient les paradoxes antisociaux, mais ils retenaient fortement l’idée des droits naturels, du contrat et de la démocratie.

Enfin, l’Encyclopédie leur communiquait ce véhément et large amour de la science qui neutralisera en eux, plus d’une fois, les influences du jan-