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HISTOIRE SOCIALISTE

français. » Michelet s’étonne et se scandalise de cette prudence de Mirabeau. « Il entreprit, dit-il, de barrer la route à Sieyès, de se mettre, lui tribun, lui relevé d’hier par la Révolution et qui n’avait de force qu’en elle, il voulut, dis-je, se mettre en face d’elle et s’imagina l’arrêter. Tout autre y eût péri d’abord, sans pouvoir s’en tirer jamais.

« Quoi de plus difficile que la thèse de Mirabeau ? Il essayait, devant cette foule émue, exaltée, devant un peuple élevé au-dessus de lui-même par la grandeur de la crise, d’établir « que le peuple ne s’intéressait pas à de telles discussions, qu’il demandait seulement de ne payer que ce qu’il pouvait, et de porter paisiblement sa misère ». Après ces paroles, basses, affligeantes, décourageantes, fausses d’ailleurs, en général, il se hasardait à poser la question de principe : « Qui vous a convoqués ? Le Roi… Vos cahiers, vos mandats vous autorisent-ils à vous déclarer l’assemblée des seuls représentants connus et vérifiés ? Et si le Roi vous refuse sa sanction… La suite en est évidente. Vous aurez des pillages, des boucheries, vous n’aurez même pas l’exécrable honneur d’une guerre civile. »

Michelet est bien sommaire et bien sévère dans son jugement sur Mirabeau. Là où il voit une contradiction inexplicable, il n’y a que la suite logique de toute la tactique adoptée par le tribun. Toujours, depuis l’origine, nous l’avons vu pousser la Révolution en avant, mais s’assurer à chaque fois qu’elle ne se heurtera pas au pouvoir royal comme à un ennemi irréductible. Pourquoi ? Profondément monarchiste, il voulait que la Révolution se fit contre les privilèges, contre les nobles, les Parlements, mais avec le Roi : il rêvait une démocratie royale où la Nation, souveraine législatrice, abriterait sa liberté sous l’autorité constitutionnelle du Roi, et il voulait passionnément éviter tout ce qui pouvait ébranler le trône. Il voulait éviter tout conflit qui mettrait les communes d’un côté, le Roi avec les privilégiés de l’autre. Et il craignait que le Roi, désavouant les formules impérieuses de Sieyès, ne prit décidément parti contre le Tiers. D’ailleurs, y avait-il défaillance et presque trahison, comme semble l’indiquer Michelet, à s’interroger avec crainte sur l’état d’esprit du peuple ?

Les perfides manœuvres du clergé, à propos des subsistances, avaient pu égarer une partie de la Nation. Et qui donc, avant le 14 juillet, pouvait dire avec assurance que le peuple se soulèverait et abattrait la force du despotisme ? Mirabeau pouvait craindre qu’une dissolution ou une prorogation des États Généraux ne soulevât qu’une impuissante émeute, bientôt noyée dans le sang. Et son plan, pour être plus prudent peut-être que celui de Sieyès, ne manquait pas d’audace. Il voulait que les communes, après s’être réclamées, par leur titre même, du peuple, s’employassent à conquérir une popularité profonde. Elles auraient, à titre provisoire, voté de grandes réformes, aboli les privilèges d’impôts, et elles auraient dit à la Nation : « Toutes les mesures adoptées par nous ne peuvent être que des vœux,