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HISTOIRE SOCIALISTE

moi, plusieurs m’exprimaient leurs regrets de ce que j’avais défendu ce vilain veto (ce sont leurs expressions) et me disaient de bien prendre garde à la lanterne. Je répondis qu’on les trompait ; qu’elles n’étaient pas en état de juger les députés ; que je devais suivre ma conscience, et que je préférais exposer ma vie plutôt que de trahir la vérité. Elles voulurent bien approuver ma réponse et me donner beaucoup de témoignages d’intérêt. »

Ce n’est pas, comme on voit, la foule brutale et enivrée dont a parlé la réaction. C’est bien le peuple novice encore et se prenant vite aux raisonnements captieux du modéré, mais généreux et clairvoyant en somme. Ces femmes occupant un moment le fauteuil du président de l’Assemblée, puis causant avec lui d’un ton de familiarité hardie et cordiale et redescendant enfin dans le grand torrent de la foule pour laisser à l’Assemblée bourgeoise sa libre action, c’est bien l’image du mouvement populaire sous la Révolution. Les pauvres émergent soudain et s’approchent brusquement du pouvoir ; ils l’interpellent, le rudoient, le dirigent parfois et l’enveloppent, mais ils ne savent et ne peuvent le saisir.

A ce moment, vers les onze heures du soir, par les routes détrempées et noires Lafayette arrivait. Il s’était fait précéder d’un message au roi, le priant d’avoir confiance, et l’assurant que la garde nationale de Paris venait pour rétablir l’ordre. La séance de l’Assemblée avait repris, et, avec ce parti pris d’indifférence aux événements qu’affectent les Assemblées pressées par le flot inquiet du peuple, elle discutait les lois criminelles ; mais les femmes présentes à la discussion et presque mêlées à l’Assemblée, interrompant par des cris répétés : « Du pain ! du pain ! pas tant de longs discours ! » Plusieurs n’avaient point mangé depuis le matin.

Mirabeau se leva, presque menaçant : « Je voudrais bien savoir, s’écria-t-il, pourquoi on se donne les airs de nous dicter ici des lois. »

Le peuple applaudit ; grand était encore sur lui l’ascendant du tribun, et d’ailleurs ce n’était ni pour violenter, ni pour humilier l’Assemblée, encore toute puissante, que les femmes étaient venues à Versailles ; le peuple n’était point pour l’Assemblée un ennemi, mais un allié impétueux, qui l’envahissait à bonne intention.

Vers trois heures du matin, Lafayette fit savoir à Mounier, par un aide de camp, qu’il pouvait lever la séance ; il l’assurait que toutes les précautions étaient prises, que le calme était complet et qu’il n’y avait point péril à s’ajourner au lendemain. La séance fut levée en effet, et Lafayette, écrasé de fatigue alla dormir.

Une partie du peuple, n’ayant point d’abri, passa la nuit à chanter et à danser autour de grands feux ; dès la pointe du jour, des bandes assez excitées se répandent dans les rues de Versailles. Un garde du corps paraît à sa fenêtre il est insulté, menacé, et il fait feu. Le peuple envahit la maison, abat un jeune garde du corps de dix-huit ans, lui coupe la tête et la porte au bout