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HISTOIRE SOCIALISTE

l’avaient déjà rendu célèbre, quand dans la lutte électorale de Provence éclata tout son magnifique génie.

Il fut vraiment le tribun du peuple foudroyant les nobles ; et lorsque, de hameau en hameau, on lisait la terrible apostrophe aux aristocrates : « Quand le dernier des Gracques tomba sous le fer des patriciens, il lança de la poussière contre le ciel et de cette poussière naquît Marius », il semblait que le ciel de Provence continuait le ciel romain et que la grande clameur du forum antique vibrait en lui ; les âmes provençales étaient remuées jusque dans les racines profondes par où elles plongeaient dans le passé républicain.

Mais au-dessus de ces fracas de passion et de ces souvenirs orageux, la pensée de Mirabeau s’élevait soudain pour développer l’idée d’une société ordonnée et forte, où le pouvoir royal serait comme la clef de voûte de toutes les libertés. Et comme des coups de foudre qui déchargent l’horizon de ses colères, les éclats de passion du tribun laissaient dans les esprits une large sérénité.

Il entra à l’Assemblée nationale avec le désir ardent de donner sa mesure non pas surtout comme orateur mais comme homme d’État, et de conduire les événements.

Il voulait, à ses propres yeux et aux yeux de l’histoire, racheter ses désordres en fondant la perpétuité de l’ordre. Il savait, dès les premiers jours de la Révolution, qu’elle pouvait aboutir à la destruction de la royauté, et il était convaincu que sans l’action régulatrice de la royauté transformée, la France aboutirait vite ou à une oligarchie bourgeoise ou au despotisme militaire. Il était le plus vraiment royaliste de l’Assemblée nationale et il était en même temps un des plus démocrates.

Quoique élevé par son père dans le système des économistes, des physiocrates, il ne faisait point de la propriété foncière ni même en général de la propriété la mesure de toute valeur sociale. Allant bien au delà de Turgot et même de Condorcet qui, dans leurs projets sur les assemblées municipales et les assemblées provinciales, n’accordaient le droit de vote qu’aux propriétaires, il tenait pour le suffrage universel, et il disait dans son discours du 30 janvier 1789 aux états de Provence :

« Lorsqu’une nation est trop nombreuse pour être réunie dans une seule assemblée, elle en forme plusieurs, et les individus de chaque assemblée particulière donnent à un seul le droit de voter pour eux. »

« Tout représentant est, par conséquent, un élu ; la collection des représentants est la Nation, et tous ceux qui ne sont point représentants ont dû être électeurs par cela seul qu’ils sont représentés. Le premier principe de cette matière est donc que la représentation soit individuelle : elle le sera s’il n’existe aucun individu dans la Nation qui ne soit électeur ou élu, puisque nous devrons être représentants ou représentés. »