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HISTOIRE SOCIALISTE

tion. Il semble bien pourtant, par une curieuse phrase de Lostalot, qui n’a jamais, je crois, été relevée, que celui-ci éprouvait quelque scrupule. Mais à quelle combinaison étrange et, si je puis dire, inconsciemment hypocrite, il aboutit ! Dans le même numéro, quelques pages après le morceau connu sur le marc d’argent, il examine comment peuvent être formées dans les communes les assemblées électorales. Il demande très démocratiquement que ces assemblées nomment directement les représentants sans constituer une assemblée intermédiaire d’électeurs.

Mais voici la difficulté : les pauvres doivent-ils être admis à ces assemblées générales de la commune ? Voici la réponse : « Nul citoyen ne doit être privé de la faculté de voter par le droit, et il importe que par le fait, tous les prolétaires, tous les citoyens susceptibles d’être facilement corrompus, en soient privés. C’est du moins ce qui avait lieu à Rome dans les comices par centuries, et c’est aussi ce que l’on peut facilement obtenir par un choix habile des lieux où les citoyens doivent se rendre pour tenir les assemblées qui doivent députer directement. »

Ainsi Lostalot désire, pour ménager les principes, que tous les citoyens, même les plus pauvres, soient théoriquement électeurs : mais on s’arrangera en choisissant des lieux de réunion où ils ne pourront se rendre, pour que pratiquement ils ne votent pas.

Rien ne prouve mieux que cette sorte de rouerie candide et publiquement étalée le désarroi d’esprit de la bourgeoisie révolutionnaire démocrate. Elle était prise entre la rigueur abstraite des principes et une appréhension vague qu’elle ne pouvait maîtriser. Rien ne prouve mieux aussi l’état subalterne où était encore le prolétariat.

Le journal de Lostalot était très répandu. En certaines journées émouvantes, il se vendait jusqu’à deux cent mille exemplaires : et Lostalot ne craint pas de mettre sous les yeux des prolétaires le moyen de ruse qu’il propose pour les éliminer en fait, tout en les accueillant en droit. Ou bien les prolétaires ne lisaient point, ne s’intéressaient ni aux événements, ni aux idées, et ils étaient en effet des citoyens passifs, ou bien on les jugeait incapables, s’ils lisaient, de se révolter contre de telles combinaisons : on pensait trouver en eux une sorte d’humilité sociale et une défiance de soi toute prête à la résignation.

Quel est, en cette question du droit de suffrage, le sentiment exact qui animait la bourgeoisie révolutionnaire ? Il serait, je crois, excessif et prématuré de lui prêter contre les prolétaires un sentiment de classe très net. Pas plus que le prolétariat n’avait encore une force de classe bien définie, la bourgeoisie n’avait une défiance de classe bien éveillée. Elle ne redoutait point assez les prolétaires, dépourvus à la fois d’idéal propre et d’organisation, pour les exclure systématiquement du droit de suffrage. Aussi bien, la condition des trois journées de travail ouvrait à un grand nombre d’artisans