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HISTOIRE SOCIALISTE

de la nation, le grand orateur avait sur cette question gardé le silence. Comme il le dit lui-même à l’Assemblée, il n’avait pu prendre un parti sur le meilleur système à adopter : mais maintenant l’expérience était faite : maintenant il était démontré que la première émission d’assignats, si insuffisante qu’elle fût, avait ranimé la circulation et les affaires : et il fallait élargir l’émission : il fallait lui donner toute l’étendue des besoins. Qu’on ne craigne pas un excès de numéraire fictif : l’activité de la France pourra absorber un océan d’assignats comme la terre aride absorbe l’eau.

Il n’y a plus à hésiter entre les deux systèmes de l’assignat billet d’État et portant intérêt et de l’assignat monnaie. Avec la vaste émission qui est nécessaire, c’est à l’assignat monnaie et sans intérêt qu’il faut recourir. Attacher un intérêt à l’assignat, au moment où on va créer des milliards d’assignats c’est accabler le peuple d’une charge immense.

C’est de plus faire de l’assignat un titre de créance, une monnaie limitée qui ne circulera qu’en un petit nombre de mains. L’assignat doit être la monnaie de tous, comme la Révolution doit être la chose de tous. Donner cours forcé de monnaie, sans intérêt, à des milliards d’assignats, mettre aux mains de tous, par une circulation aisée et immense, un papier qui n’aura de valeur que si la vente des biens d’Église s’opère et si la Révolution triomphe, c’est intéresser tout le peuple, tout le pays, au succès de la vente et à la victoire de la Révolution.

L’Assemblée, qui ne demandait qu’à être rassurée et à rassurer la France, vota l’impression du discours de Mirabeau, un des plus puissants, un des plus efficaces qui aient été prononcés dans l’histoire ; car, s’il est vrai que la nécessité toute seule eût acculé la Révolution à la grande mesure proposée par Mirabeau, il est vrai aussi que cette mesure avait d’autant plus de chances de succès qu’elle était décrétée avec plus de confiance et d’enthousiasme ; et Mirabeau sut émouvoir si puissamment la passion révolutionnaire que l’assignat porta, en lui, dès ce jour, comme une force de crédit incomparable, l’âme même de la Révolution.

Le service d’entraînement et de passion rendu ainsi par Mirabeau à la France incertaine ne peut être mis assez haut. On mesurera les difficultés qui étaient à vaincre, les doutes et les résistances qu’il fallait emporter quand on saura que même après le discours de Mirabeau, de grands esprits, de grands savants comme Condorcet et Lavoisier, combattirent encore l’assignat monnaie.

Condorcet, en un beau mémoire attristé, déplora que le grand orateur, si pénétré jusque là des principes « conservateurs » de la Société, et si opposé à toute banqueroute eût proposé une mesure qui était une banqueroute dissimulée.

N’était-ce point en effet faire banqueroute aux créanciers de l’État que de remplacer en leur main un titre portant intérêt par un assignat qui n’en