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HISTOIRE SOCIALISTE

vigne, quelque terre ou quelque étang, il n’y a pas un point de la France rurale qui n’ait été touché par cette immense opération.

Partout la convoitise et l’orgueil, la passion du gain et celle de la liberté ont vibré. Ce mouvement si vif, si rapide, si étendu, a créé, d’emblée, des résultats irrévocables. Comment abolir une Révolution qui s’était insinuée dans les intérêts de tant de familles ?

Car ce qui frappe d’abord, c’est le grand nombre des acheteurs ; comme les déclamations de l’abbé Maury, dénonçant l’accaparement prochain de tout le domaine ecclésiastique par quelques milliers de financiers et d’agioteurs juifs, genevois, hollandais, sont démontrées vaines ! La Révolution n’aurait pas résisté un jour s’il en avait été ainsi. À coup sûr, la masse des travailleurs ruraux, des prolétaires paysans n’est pas élevée à la propriété. Elle ne pouvait l’être par une opération qui était essentiellement une vente ; elle ne le sera que par la grande transformation communiste de la propriété.

Mais très variées sont les catégories sociales qui achètent les biens d’Église. Ces achats ont presque tous un caractère local. C’est par des laboureurs de la paroisse, par des marchands du bourg, par des bourgeois de la ville prochaine que les terres sont acquises. M. Guillemaut ne signale pas l’intervention d’un seul étranger. Quand ce ne sont pas des cultivateurs de l’endroit, ce sont des bourgeois de Louhans ; les terres ne sont pas absorbées par des spéculateurs venus de loin, elles sont achetées par ceux qui, depuis des générations les avaient contemplées, traversées, désirées. C’est par une substitution sur place que se fait la révolution de la propriété.

Et il y a évidemment dispersion de la propriété ; même les bourgeoisies plus riches n’acquièrent pas tout le domaine d’une abbaye ; ce domaine d’ailleurs composite, se divisait en ses éléments, et chacun de ces éléments a un acquéreur distinct ; au moins d’une façon générale.

Le lecteur a certainement noté au passage que beaucoup d’administrateurs municipaux, ou du district, ou du département étaient acquéreurs ; les fonctionnaires élus de la Révolution s’engageaient ainsi à fond de leurs intérêts, de leur personne même dans le mouvement, et on prévoit dès maintenant qu’ils suivront la Révolution jusqu’au bout, qu’ils la défendront, par tous les moyens, contre tout retour offensif qui menacerait leur propriété nouvelle.

Nombreux sont les « laboureurs » c’est-à-dire les propriétaires de terres à blé ou les fermiers de grosses fermes qui ont acheté de la terre dans le Louhanais. Si, dans l’ensemble de la France, la bourgeoisie seule avait acheté, si partout les paysans avaient été aussi violemment écartés que dans les environs de Paris où débordait la puissance bourgeoise, la bourgeoisie révolutionnaire n’aurait pas été soutenue par les paysans.

Mais les familles des cultivateurs aisés ont assez participé aux ventes pour que la solidarité révolutionnaire des bourgeois et des paysans se nouât au