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HISTOIRE SOCIALISTE

un de vos décrets vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre propre déshonneur. » Mais il y avait un peu de pharisaïsme dans cette indignation, puisque, sous le nom de personnes non libres, on maintenait en effet la servitude des esclaves. À cette date et dans ce débat, Robespierre n’osait point aller au delà. Et la motion à laquelle s’arrêta l’Assemblée fut aussi explicite pour rassurer les colons contre toute abolition de l’esclavage que pour accorder aux hommes de couleur libres le droit de suffrage. La motion présentée par Rewbell et adoptée par l’Assemblée était ainsi conçue :
« L’Assemblée nationale décrète que le Corps législatif ne délibérera jamais sur l’état politique des gens de couleur qui ne seraient pas nés de père et mère libres, sans le vœu préalable, libre et spontané des colonies ; que les Assemblées coloniales, actuellement existantes, subsisteront : mais que les gens de couleur, nés de père et mère libres, seront admis dans toutes les assemblées paroissiales et coloniales futures, s’ils ont d’ailleurs les conditions requises. »
Ainsi non seulement l’esclavage était continué, mais les enfants d’une mère esclave et d’un père libre, même s’ils étaient libres, n’étaient pas admis d’emblée au droit politique.

Le décret de l’Assemblée créait trois catégories dans les populations de couleur : les esclaves qui restaient esclaves ; les affranchis, nés d’une mère esclave et d’un père libre dont les droits politiques restaient à la discrétion des Assemblées coloniales : et enfin les hommes libres nés de père et mère libres qui, de droit étaient dans l’ordre politique les égaux des blancs. Si imparfait que fût ce résultat, les démocrates, les amis des noirs, le saluèrent comme une première victoire : c’était en effet un premier affranchissement politique des hommes de couleur : l’affranchissement social de toute la race viendrait ensuite. Marat lui-même ne témoigna contre le décret qu’une mauvaise humeur mitigée : et on remarquera avec quelles précautions, il touche à la question de l’esclavage, et, il faut le dire, avec quelle clairvoyante sagesse : « Ce décret, écrit-il, si outrageant pour l’humanité, mais beaucoup moins qu’il ne l’aurait été sans la crainte de voir émigrer nos plus riches colons, (il veut parler, je pense, des riches propriétaires mulâtres) et sans la terreur dont les nouvelles d’Avignon avaient frappé les contre révolutionnaires qui mènent le Sénat, n’aura aucun des effets que s’en est promis le législateur.

« Au lieu de concilier les partis, il les mécontentera l’un et l’autre. Déjà les députés des blancs transportés de rage, ont quitté l’Assemblée, bien résolus à ne plus y paraître. Bientôt les hommes de couleur nés de parents asservis, les noirs eux-mêmes instruits de leurs droits, les réclameront hautement, et s’armeront pour les recouvrer, si on les leur dispute. »

« De là toutes les horreurs de la guerre civile, suites nécessaires des fausses mesures prises par les pères conscrits. Le devoir leur commandait impérieusement de ne pas se départir des règles de la justice et de l’humanité, tandis