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HISTOIRE SOCIALISTE

ces manœuvres. Il demande que le décret de mai soit remis en discussion : et au moment même où l’Assemblée allait se séparer, le décret est retiré par elle : les hommes de couleur sont sacrifiés : et l’orgueil avide de la bourgeoisie coloniale met comme un suprême sceau sur l’œuvre de la Constituante.

Mais dès lors le châtiment s’annonce : les esclaves qui n’auraient pu être contenus que par l’accord de tous les hommes libres blancs ou mulâtres, encouragés par leurs divisions se soulèvent : et l’Assemblée avant de se séparer peut entendre les premiers grondements d’une formidable révolte d’esclaves noirs.

Funeste aussi et vraiment corruptrice au sens profond du mot, fut l’action de la bourgeoisie coloniale sur la conscience de l’Assemblée. C’est en cette question coloniale que la Constituante, appelée à choisir entre les droits de l’homme et l’égoïsme étroit d’une faction bourgeoise, opte pour cet égoïsme étroit. Ou plutôt entre l’interprétation large, saine, hardie de l’intérêt de la bourgeoisie elle-même, et une interprétation odieusement cruelle, c’est celle-ci qu’elle préfère. Et les moyens employés furent tortueux, la marche fut oblique. Jusque là la Révolution avait bien manifesté son essence bourgeoise. Elle avait pris notamment des précautions contre « la plèbe », en écartant les pauvres du scrutin, mais du moins ces précautions, elle les avait prises au grand jour, nettement, hardiment, au nom même de l’intérêt révolutionnaire tel qu’elle le comprenait. Il y avait eu là, méconnaissance du droit populaire, esprit d’aristocratie bourgeoise et de privilège : mais du moins, il n’y avait pas eu de louches marchandages, de négociations suspectes ; au contraire dans la question coloniale, l’Assemblée affirme le droit, une partie du droit, puis elle laisse déchiqueter cette affirmation, elle laisse meurtrir ce droit par l’intrigue sournoise et souveraine des possédants orgueilleux et âpres, impudents, et roués. Jusque-là, la Révolution avait été bourgeoise mais probe ; en la question coloniale, elle a, pour la première fois, comme un avant-goût de régime censitaire, de corruption orléaniste, d’oligarchie capitaliste et financière. Cette première meurtrissure de la conscience révolutionnaire ne sera pas sans effet sur la conduite générale des partis.

A coup sûr, sans les compromissions de Barnave et de tout son parti dans les affaires des colonies, l’attitude générale de l’Assemblée après la fuite du roi à Varennes, aurait été autre. Mais comment ne pas pardonner au roi ses équivoques, quand on a équivoqué soi-même ? Comment surtout ne pas voir en lui la force conservatrice dont les intérêts des possédants coloniaux avaient besoin ? Mirabeau avait demandé au roi dès 1790, d’être le roi de la Révolution, Barnave, à la fin de 1791, ne lui demandera plus que d’être le roi de la bourgeoisie, le plus étroitement égoïste. Et pour elle il faudra le conserver à tout prix. Ainsi, dans le cours de l’année 1791. la Révolution qui d’abord avait été tout ensemble bourgeoise et humaine se rapetisse,