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HISTOIRE SOCIALISTE

pour une partie de l’Assemblée et du pays, à n’être que l’instrument de l’oligarchie bourgeoise la plus rapace.

Y eut-il en revanche une croissance du prolétariat, un éveil de la conscience ouvrière ? La politique si incohérente et si détestable de l’Assemblée à l’égard des colonies, ne pouvait émouvoir directement les prolétaires de France ; un peu plus tard, quand les désordres prolongés des colonies eurent renchéri le sucre, les polémistes dénoncèrent bien Barnave et ses amis comme les auteurs responsables de ce renchérissement. Mais ce ne fut pas là un fait de grande portée. En somme le peuple des campagnes et des villes était encore entraîné dans le large courant, dans le grand fleuve de la Révolution bourgeoise. Presque toute la France, même celle qui n’y était pas officiellement représentée avait été émue de la fête de la Fédération.

Si les décrets de mars 1790, qui n’abolissaient sans rachat que les droits féodaux constituant une servitude personnelle et qui ordonnaient le rachat pour tous les droits vraiment onéreux, avaient été une déception pour les propriétaires paysans, il ne faut pas oublier que c’est en cette année 1791 qu’eut lieu le plus grand mouvement de vente des biens ecclésiastiques. L’enthousiasme fut grand dans les campagnes, et nous avons vu que la démocratie rurale participa aux achats. Pourtant la question des droits féodaux demeura et elle s’imposera bientôt de nouveau à la Révolution.

Quant aux ouvriers, Marat essaie en vain durant toute l’année 1791 de leur donner une conscience de classe politique et sociale un peu aiguë. Il n’y réussit point, et se désespère. Un grand travail s’accomplit pourtant dans le prolétariat, et les questions les plus graves, celles qui seront entre la bourgeoisie et la classe ouvrière un champ terriblement foulé, commencent à apparaître. Au fond, Marat concevait surtout le prolétariat comme une puissance politique, comme une force nécessaire à la Révolution. Il la voyait menacée de toute part. Il pensait fortement que le roi la trahissait. Il savait que la bourgeoisie, redoutant de nouvelles agitations était toute portée à croire à la loyauté du roi : et il n’avait confiance qu’aux prolétaires. À vrai dire, ce n’est pas en vue d’une Révolution nouvelle, d’une Révolution de propriété qu’il les animait. Il les excitait surtout à la défense de la Révolution, convaincu d’ailleurs que, sous une forme ou sous une autre, ils sauraient tirer avantage de la Révolution sauvée par eux et par eux seuls.

C’est en ce sens, qu’il fait appel aux ouvriers, aux pauvres. Il aurait voulu qu’ils formassent une fédération populaire, au lieu de se laisser absorber au 14 juillet 1790 dans la fédération des gardes nationales bourgeoises. Il écrit dans son numéro du 10 avril 1791 : « Au lieu de la fédération que je vous avais proposée, entre les seuls amis de la liberté, pour vous prêter mutuellement secours, fondre sur les ennemis de la Révolution, supplicier les conspirateurs, punir les fonctionnaires rebelles qui prévariquent et accabler vos oppresseurs, vous avez souffert tranquillement que vos délégués vous don-