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HISTOIRE SOCIALISTE

dance. Les ouvriers criaient : Vive l’Assemblée nationale ! et oubliant un moment les souffrances, les mécomptes, les défiances, ils s’abandonnaient à la joie.

De longues files de bateaux surchargés, apportaient aussi à Paris libéré l’abondance et le bien-être ; ils étaient couverts de feuillages, et ils abordaient aux quais pour distribuer au peuple la viande, le tabac, la bière et le vin. — Kermesse de la Révolution, disent les Goncourt, et nous accepterions de bon cœur ce mot plantureux qui ragaillardit des souvenirs de la grasse Hollande le Paris des pauvres gens souffreteux et maigres, si les Goncourt ne cherchaient point à donner à cette fête un air de grossièreté et presque de crapule. Pauvres anecdotiers de la Révolution ils n’ont pas sympathisé un instant avec cette large allégresse des entrailles de tout un peuple qui espère enfin manger à son appétit et boire à sa soif !

L’Assemblée, en abolissant ainsi tous les impôts de consommation et en particulier les octrois, dont la charge était reportée sur la propriété, avait voulu assurer la Révolution, donner au peuple ouvrier une satisfaction positive. L’abolition des octrois, c’était, pour le peuple des villes, l’abolition de la dîme pour le peuple des campagnes ; et cela allait plus profondément, car la suppression de la dîme n’allégeait que le paysan propriétaire, elle ne touchait pas le manouvrier. Au contraire l’abolition des octrois allégeait le fardeau des plus pauvres ouvriers et manouvriers des villes. Ce sont ces mesures hardies qui rendaient tout à coup à la grande Assemblée révolutionnaire son prestige des premiers jours, et qui lui permettaient de fonder l’ordre nouveau. Même les lois de précaution ou de répression qu’elle promulguait, la loi des citoyens passifs, la loi martiale paraissaient moins égoïstes, quand la grande Assemblée avait su soudain par un coup audacieux, émouvoir jusqu’au fond la sympathie populaire. Mais elle espérait en même temps que l’abolition des octrois, en aidant à l’aisance générale de la vie, aiderait à la prospérité des manufacturiers ; et nous allons voir, dès l’octroi supprimé, des industriels, des entrepreneurs refuser à leurs ouvriers toute augmentation de salaire, malgré l’abondance et le caractère lucratif des travaux, en alléguant que la suppression de l’octroi équivaut pour eux à une augmentation de salaire.

De sérieux conflits s’élevaient en effet, à ce moment même, entre patrons et ouvriers, surtout dans l’industrie du bâtiment, et c’est de ces conflits que sortira, en juin, la fameuse loi Chapelier. D’où naissaient ces difficultés ? et pourquoi les ouvriers réclamaient-ils ? Était-ce comme l’ont dit tant d’historiens légers, parce qu’il y avait, en ces premières années de la Révolution une stagnation générale des affaires ? et les ouvriers réduits à merci par l’insuffisance de l’ouvrage, cherchaient-ils à se faire payer un peu plus cher ces trop rares journées de travail ? A priori, il n’est guère vraisemblable que ce soit dans une période de demi-chômage que les ouvriers aient demandé à leurs entrepreneurs une augmentation de salaire.