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HISTOIRE SOCIALISTE

envoyé aux municipalités avec la sanction de loi qui est du 17 juin ne porte pas cet article improvisé en séance et qui resta à l’état d’ordre du jour. Le projet fut voté, semble-t-il, à l’unanimité, ou tout au moins sans opposition aucune. Faut-il voir précisément dans cette unanimité le signe d’une loi de classe ? et cette sorte d’accord tacite de Robespierre et de Chapelier, des démocrates et des modérés est-il un premier exemple de la coalition bourgeoise contre les prolétaires ? Chapelier, à cette date, faisait œuvre de réaction : comme rapporteur du Comité de constitution, il essayait de restreindre les libertés populaires. Il ne semble pas pourtant que sa haine contre tout ce qui était corporation, groupement, fut simulée et qu’il n’y eût là qu’un prétexte à disperser la force ouvrière. Qu’on se rappelle avec quelle violence il combattait les corporations ecclésiastiques ; qu’on se rappelle que lorsque l’Église invoquait, pour garder ses propriétés, les droits des pauvres il s’écriait : Les pauvres seraient-ils une caste ? et affirmait que le soin de les nourrir, de leur donner du travail incombait, non à des particuliers groupés, mais à l’État ; on verra que Chapelier était, si je puis dire, un individualiste étatiste, peu porté, en dehors de toute préoccupation de classe à tolérer les groupements.

Je serais disposé à croire que dans l’intérêt de la liberté individuelle et pour faire tomber l’esclavage des salaires trop bas il aurait admis l’intervention de l’État fixant un salaire minimum.

Les individus et l’État : pas de groupements intermédiaires : voilà la conception sociale de Chapelier : elle servait à coup sûr l’intérêt de la bourgeoisie : mais il ne m’est pas démontré que ce fût surtout pour désarmer le prolétariat que Chapelier proposa la loi du 14 juin. Comment expliquer en tout cas le silence complet de Robespierre ? J’entends bien que ce n’était point un socialiste : mais c’était un démocrate ; et il s’appuyait plutôt sur le peuple des artisans et des ouvriers que sur la bourgeoisie industrielle.

Peu de temps avant le 14 juin, dans deux débats importants, sur l’organisation de la garde nationale, et sur le droit de pétition, il avait pris la défense « des pauvres », des citoyens sans propriété. De quel droit, s’écriait-il, ne donnera-t-on des armes qu’aux citoyens actifs ?

« Dépouiller une partie quelconque des citoyens du droit de s’armer pour en investir une autre, c’était violer à la fois l’égalité, base du nouveau pacte social et les lois sacrées de la nature… De deux choses l’une, ou les lois et la Constitution étaient faites dans l’intérêt général, et dans ce cas elles devaient être confiées à la garde de tous les citoyens, ou elles étaient établies pour l’avantage d’une certaine classe d’hommes et alors c’étaient des lois mauvaises.

« C’est en vain qu’à ces droits inviolables on voudrait opposer de prétendus inconvénients et de chimériques terreurs… Non, non, l’ordre social ne peut être fondé sur la violation des droits imprescriptibles de l’homme… Cessez de calomnier le peuple et de blasphémer contre votre souverain, en la