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HISTOIRE SOCIALISTE

appelle « le coup d’État bourgeois », à moins qu’il n’ait pas saisi la portée future de la loi.

Il est visible que Marat ne l’a pas saisie : et son langage me semble la preuve décisive que le conflit économique naissant entre les bourgeois et les prolétaires n’était guère compris, et que la loi du 14 juin ne renferme pas, au degré où l’a cru Marx, des arrière-pensées de classe.

Marat n’a vu que le côté politique de la loi du 14 juin : il n’en a pas vu le côté économique. Et pourtant, il était bien averti : il connaissait très bien le conflit entre les entrepreneurs de bâtiment et les ouvriers : et il avait pris parti nettement pour les ouvriers. Chose curieuse ! Le 12 juin, deux jours avant le vote de la loi Chapelier, Marat inséra une lettre des ouvriers extrêmement violente contre les entrepreneurs. Il la publia en tête de sa feuille, et en gros caractères. « A l’Ami du peuple. — Cher prophète, vrai défenseur de la classe des indigents, permettez que des ouvriers vous dévoilent toutes les malversations et les turpitudes que nos maîtres maçons trouvent pour nous soulever en nous poussant au désespoir. Non contents d’avoir amassé des fortunes énormes aux dépens des pauvres manœuvres, ces avides oppresseurs, ligués entre eux, font courir contre nous d’atroces libelles pour nous enlever nos travaux (les ouvriers s’étaient organisés avec de nouveaux entrepreneurs acceptant leurs conditions) : ils ont poussé l’inhumanité jusqu’à s’adresser au législateur pour obtenir contre nous un décret barbare qui nous réduit à périr de faim.

« Ces hommes vils qui dévorent dans l’oisiveté le fruit de la sueur des manœuvres et qui n’ont jamais rendu aucun service à la nation, s’étaient cachés dans les souterrains les 12, 13 et 14 juillet. Lorsqu’ils ont vu que la classe des infortunés avait fait seule la Révolution, ils sont sortis de leurs tanières pour nous traiter de brigands : puis, lorsqu’ils ont vu les dangers passés ils ont été cabaler dans les districts pour y raccrocher des places, ils ont pris l’uniforme et les épaulettes ; aujourd’hui qu’ils se croient les plus forts, ils voudraient nous faire ployer sous le joug le plus dur : ils nous écrasent sans pitié et sans remords. »

« Voici, cher ami du peuple, quelques-uns de ces oppresseurs ignorants, rapaces et insatiables que vous dénoncent les ouvriers de Sainte-Geneviève :

Poncé, maître maçon de la nouvelle église Sainte-Geneviève, né à Châlon-sur-Saône, charretier de profession, n’ayant nulle connaissance de l’art de bâtir, mais entendant si parfaitement celui des rapines, qu’il s’est fait 90,000 livres de rente aux dépens de ses ouvriers.

Campion, né à Coutance, d’abord manœuvre à Paris, aujourd’hui maître maçon de l’église Saint-Sauveur, quoique très ignorant, ayant subtilisé le petit hôtel Tabarin, et jouissant actuellement de 90,000 livres de rentes.

Quillot, ayant pris une femme au coin de la borne, et s’étant fait maître maçon, on ne sait trop comment, riche aujourd’hui de 50,000 livres de rentes.