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HISTOIRE SOCIALISTE

corporations : et il est vraiment trop visible que la Constituante et son rapporteur n’ont fait que reproduire et convertir en loi la pétition patronale adressée au Président de l’Assemblée nationale. Mais par le vague de leurs conceptions et par ce qui se mêlait d’archaïque à leur pensée les ouvriers prêtaient à cette manœuvre de la classe bourgeoise. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles les hommes comme Robespierre, furent pris de trouble et n’intervinrent pas.

Il y eut, je crois, deux autres raisons de l’abdication et du silence des révolutionnaires démocrates. La première, que M. Paul Boncour a bien mise en lumière dans son livre sur le Fédéralisme économique, c’est que la plupart des hommes de la Révolution, par une aberration étrange, ne croyaient pas à l’avènement de la grande industrie. J’ai déjà cité les pages de Marat où il dit que l’abolition des corporations et des maîtrises allait tuer les manufactures ; quand tout le monde pourra travailler à son compte, personne ne voudra être ouvrier, et il y aura une multitude de petits patrons, pas une seule grande industrie.

Mirabeau qui avait un génie si lucide et une information si étendue, Mirabeau qui savait, comme il le démontra pour les mines, que certaines industries n’étaient possibles qu’avec une grande provision de capitaux, a cru cependant que dans l’ensemble, la liberté du travail, l’abolition des monopoles fiscaux et des entraves corporatives aboutiraient à dissoudre les grandes manufactures et à susciter une foule de petits producteurs.

C’est dans son volumineux « Essai sur la monarchie prussienne » qu’il a développé ses vues. Marx a connu ces pages curieuses et il en cite plusieurs fragments : « Du temps de Mirabeau, le lion révolutionnaire, les grandes manufactures portaient encore le nom de manufactures réunies. » Mirabeau dit : On ne fait attention qu’aux grandes manufactures où des centaines d’hommes travaillent sous un directeur et que l’on nomme communément manufactures réunies. Celles où un très grand nombre d’ouvriers travaillent chacun pour son propre compte sont à peine considérées ; on les met à une distance infinie des autres. C’est une très grande erreur car les dernières font seules un objet de prospérité nationale vraiment important. La fabrique réunie enrichira prodigieusement un ou deux entrepreneurs, mais les ouvriers ne seront que des journaliers plus ou moins payés et ne participeront en rien au bien de l’entreprise.

« Dans la fabrique séparée, au contraire, personne ne deviendra riche, mais beaucoup d’ouvriers seront à leur aise, les économes et les industrieux pourront amasser un petit capital, se ménager quelques ressources pour la naissance d’un enfant, pour une maladie, pour eux-mêmes ou pour quelqu’un des leurs. Le nombre des ouvriers économes et industrieux augmentera parce qu’ils verront dans la bonne conduite, dans l’activité, un moyen d’améliorer essentiellement leur situation ; et non d’obtenir un petit