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HISTOIRE SOCIALISTE


« Comme il sera intéressant de ne prendre aucune résolution précipitée, sur laquelle il fallût peut-être revenir, et qu’il peut cependant se présenter des circonstances où il faille se décider avant votre arrivée, le roi voudrait que vous missiez par écrit des idées générales et des aperçus qui pourraient servir de bases, et qui guideraient pour conserver une marche constante et uniforme. — Nous avons quatre millions pour les premiers besoins. Il serait, je crois, intéressant de prendre sur-le-champ, un parti sur la banqueroute à faire ou non et sur les assignats. Les biens du clergé, en les rendant, pourraient en répondre. Cela ferait des ennemis de moins et intéresserait tous ceux qui en sont porteurs et tous les banquiers au succès de l’entreprise du roi ; qu’en pensez-vous ? »

Évidemment Fersen traduit ici la pensée de Louis XVI et ses perplexités. Mais voici une lettre plus explicite. Dans les papiers de Fersen publiés par son petit-neveu cette lettre porte, évidemment par erreur, la mention : Du baron de Breteuil au comte de Fersen. Elle est au contraire du comte de Fersen au baron de Breteuil et de la main même du comte. — Paris, le 23 mai 1791. « Le roi veut partir dans les premiers jours de juin : car il doit recevoir à cette époque deux millions de la liste civile qu’on emporterait aussi. Le roi est embarrassé sur la personne à emmener avec lui ; il avait pensé à M. de Saint-Priest, mais il craint qu’ayant été déjà dans le ministère, il ne soit contracté avec lui une sorte d’engagement, et il lui faut cependant en voiture quelqu’un qui puisse parler si cela était nécessaire.

« Quant aux assignats, le roi pense qu’il faudra rendre au clergé leurs biens, en remboursant ceux qui en ont acheté, et à condition qu’il remboursera les assignats qui seront alors en circulation en argent, sur la valeur qu’ils auront au moment de son départ. Ils seront probablement alors à vingt pour cent de perte, ce qui réduirait la valeur de la totalité des assignats à neuf cent millions ; on pourrait demander au clergé un milliard. Quant à la banqueroute, le roi pense qu’il ne faudrait la faire que partielle, on assurerait toutes les rentes viagères, afin de faire moins de mécontents ; c’est aussi l’avis de plusieurs personnes avec qui j’en ai causé. »

Quel chaos d’idées à la fois impraticables et funestes ! Au fond, c’était la banqueroute totale, c’est-à-dire l’arrêt de toute vie économique, de toute croissance de la France : car comment les détenteurs des rentes viagères auraient-ils gardé confiance en voyant supprimer ainsi toutes les autres créances sur l’État ? Et comment d’ailleurs les paierait-on ? Comment rembourserait-on les acheteurs des biens nationaux ? Et pour les porteurs des assignats, comment le roi pourrait-il se flatter que le clergé consentirait à abandonner un milliard sur les biens qu’il aurait ressaisis ? De plus le clergé n’avait pas un milliard en argent : il n’aurait pu le réaliser qu’en vendant pour un milliard de terres ; et qui donc se risquerait à acheter, en plein triomphe de la contre-révolution, des biens du clergé, au moment même où les ventes