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HISTOIRE SOCIALISTE

leurs ouvriers. En vain les ouvriers font-ils appel devant le roi lui-même de l’édit et des décisions prises. Le Parlement de Paris, prenant en main la défense de la bourgeoisie, intervient à son tour en faveur des maîtres imprimeurs, et un édit royal de 1544 accable encore les ouvriers. Mais ceux-ci, avec une force de résistance extraordinaire, se coalisent, tiennent des assemblées, font « bande commune », et tentent de s’opposer à l’enregistrement de l’édit.

Leur requête collective est d’un bel accent de protestation et de douleur. Elle contient bien des revendications « réactionnaires », car elle demande la limitation étroite du nombre des apprentis, et elle insiste pour que les ouvriers, au lieu d’aller prendre leurs repas hors de la maison du maître, continuent à être nourris par lui et chez lui. Les ouvriers auraient entravé ainsi et le développement de l’industrie et leur propre émancipation.

Mais en revanche, quelle force, quelle véhémence et quelle sincérité dans la plainte des compagnons contre le régime d’exploitation sans frein et de travail mal payé auquel ils sont soumis ! C’est une des premières protestations où commence à vibrer l’esprit de classe. « Si l’on a jamais, disent-ils, remarqué en aucuns états et métiers les maîtres et supérieurs tâcher, par infinis moyens, de subjuguer, assujettir et traiter avec toute rigueur et servitude les compagnons et domestiques de leur vocation, cela a été pratiqué de tout temps et à présent en l’art d’imprimerie. En laquelle les libraires et imprimeurs (et notamment de la ville de Lyon) ont toujours recherché toutes voies obliques et dressé tous leurs engins, pour opprimer et vilement asservir les compagnons. »

Et pourtant ce sont les travailleurs qui ont acquis aux maîtres « et leur acquièrent journellement de grandes et honorables richesses, au prix de leur sueur et industrie merveilleuse, et même plus souvent de leur sang ». Car si les compagnons « peuvent suffire aux fatigues extrêmes de leur état si violent, ils n’en rapportent en leur vieillesse, chargés de femmes et d’enfants, pour tout loyer et récompense, que pauvreté, goutte et autres maladies causées par les travaux incroyables qu’ils ont été contraints d’endurer… Chacun a pu voir par toute la France et ailleurs plusieurs libraires et maîtres imprimeurs parvenir à de grandes richesses et facultés ; aussi l’on ne voit que trop d’exemples de pauvres compagnons imprimeurs réduits après une longue servitude en une nécessité calamiteuse et indigne, après avoir consommé leur âge, jeunesse et industrie au dit état. Aux compagnons, il ne reste qu’une vie pénible et comme fièvre continue ; les libraires, avec un grand repos de corps et d’esprit, doublent et triplent quelquefois leur argent au bout de l’année. Les compagnons de Paris se plaignent justement d’être sujets à rendre pour tout le jour 2,630 feuilles. À plus forte raison, ceux de Lyon ont matière de se douloir et désespérer, étant astreints à rendre chaque jour 3,350 feuilles, ce qui surpasse toute créance. Ainsi, les typographes lyonnais