Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/138

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c’est le même parti pris de guerre. Si l’hostilité des souverains contre la Révolution est sérieuse, qu’on les attaque pour prévenir le danger ; si elle est simulée, qu’on les attaque encore pour mettre fin à cette parade. C’est la même contradiction étrange : le monde entier s’ouvrant à la propagande de la Révolution, et puis soudain, cet horizon immense et tout empli de lumière ardente se resserrant à la pauvre question des émigrés. Mais l’audace de Brissot avait grandi dans l’intervalle comme la passion guerrière du pays, et cette fois il ne craint pas d’exiger du roi, contre plusieurs des grandes puissances, des démarches violentes. La Russie n’a pas reconnu nos agents ; l’Espagne témoigne du mauvais vouloir ; la Suède s’agite ; l’empereur équivoque ; qu’à tous des explications soient demandées ; que les ministres du roi soient tenus de communiquer à l’Assemblée le résultat de ces démarches.

Ainsi le filet de guerre, qui semblait d’abord ne devoir capturer que les petits princes du Rhin et les émigrés, s’élargit soudain sur toute l’Europe. Ainsi les ministres sont enveloppés d’un réseau mortel ; car si leurs démarches sont agressives, si elles provoquent des répliques du même ton, et s’ils communiquent ces réponses à l’Assemblée, ils étendent malgré eux, la guerre à toute l’Europe. S’ils ne font que des démarches incertaines, s’ils atténuent les réponses hostiles qu’ils reçoivent, s’ils ne laissent parvenir à l’Assemblée qu’une partie de la vérité, ils seront accusés de trahison et c’est la Gironde qui prendra, au nom de la France révolutionnaire, la suite des opérations. Brissot et Narbonne sont à ce moment comme deux pêcheurs montés dans la même barque. Mais Narbonne malgré le large geste de fanfaronnade qui semble menacer toute l’étendue des eaux ne veut pêcher que le menu fretin des princes. Brissot ne veut pas laisser échapper le gros poisson, et Narbonne, en ce jeu frivole d’imitation menteuse, sera contraint de travailler pour son rival, d’amorcer le gros poisson que l’autre prendra. Qu’on me pardonne cette image : c’est ce qui se mêle de manœuvres et d’intrigues à la première préparation de la guerre qui me l’a suggérée. Mais déjà, en sa croissante effervescence, la Nation allait plus haut que tous ces calculs, et, croyant la guerre inévitable elle s’apprêtait à combattre d’un cœur héroïque ; elle s’efforçait aussi de retenir dans l’orage de fer et de feu qui allait éclater, sa sérénité humaine, sa grande tendresse pour les nations.

Hérault de Séchelles, en cette même séance du 29 décembre, découvre « une vaste conspiration contre la liberté de la France et la liberté future du genre humain », donnant ainsi à la Révolution toute son ampleur d’humanité. Condorcet se résigne à la guerre comme à une nécessité de salut pour la liberté menacée ; mais cette guerre même, il s’applique pour ainsi dire à la pénétrer de paix ; et il propose une adresse à la Nation, où à travers toutes les tristes fumées des batailles, c’est encore la paix lumineuse qui transparaît. C’est comme un sublime et douloureux effort pour concilier la philosophie du xviiie siècle, la philosophie de la raison, de la paix, de la tolérance avec la