Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/149

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peuple s’abandonne à la joie, à l’enthousiasme ; on accumule en ses mains des trésors immenses que lui livre la fortune publique ; on lui donne une puissance colossale ; il peut offrir des appâts irrésistibles à l’ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime… Le moment arrive où la division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de la liberté est entièrement formée, où les dépositaires de l’autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a le plus d’influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti. Voilà la nation placée entre la servitude et la guerre civile. Il est impossible que toutes les parties d’un empire ainsi divisé se soulèvent à la fois, et toute insurrection partielle est regardée comme un acte de révolte… »

Mais, qui ne voit que par ce pessimisme, Robespierre faisait le jeu de la Gironde et de la guerre ? Si la Révolution est à ce point enlisée, et si elle ne peut se sauver ni par un soulèvement général ni par une insurrection partielle, essayons du moins la grande diversion girondine. Robespierre n’a pas entrevu le 20 juin : il n’a pas cru à la possibilité du 10 août, et sa critique toute négative ne pouvait arrêter l’élan des passions étourdies et ardentes soulevées par la Gironde.

Il fallait à ce moment un parti de l’action qui ne fût pas un parti de la guerre. Robespierre n’a pas su le susciter, et la guerre restait la seule issue. Mais pendant tous ces débats, entre Robespierre et Brissot grandissaient les haines : c’est là que commence le conflit de la Gironde et de la Montagne. Les Girondins, au moment où ils croyaient pouvoir réaliser un plan qui leur donnait le pouvoir, qui mettait la royauté à leur merci et qui faisait éclater la Révolution sur le monde, se heurtaient soudain à l’opposition inflexible d’un patriote, d’un démocrate dont l’autorité morale était immense. Ils sentaient leur échapper une partie de l’opinion, une partie de la force révolutionnaire, à l’heure même où ils avaient espéré éblouir tous les esprits, entraîner toutes les forces. Et Robespierre, méticuleux, ombrageux, personnel, souffrait dans son orgueil aussi bien que dans sa prudence de l’audace brillante et fanfaronne de la Gironde.

Les adversaires paraissaient d’abord se ménager ; mais bientôt ils se portèrent des coups très rudes. Les Girondins étaient des calomniateurs étourdis. Robespierre était un calomniateur profond. Brissot, avec beaucoup de légèreté et de mauvaise foi, représenta comme un outrage au peuple les paroles de circonspection prononcées par Robespierre. Et celui-ci insinua tous les jours plus perfidement que Brissot et ses amis faisaient le jeu de la Cour. En fait, parce qu’ils voulaient la guerre et qu’ils la voulaient tout de suite, avec n’importe quels instruments, les Girondins assumaient des responsabilités redoutables. Le jeu savant et cruel de Robespierre sera de les solidariser avec le frivole Narbonne, avec Lafayette, couvert du sang du peuple au Champ