Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/228

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droits politiques avec les blancs leurs frères, sont presque tous comme eux, libres, propriétaires, contribuables ; et plus qu’eux, ils sont les véritables appuis de la colonie : ils en forment le tiers-état si laborieux, et cependant si méprisé par des êtres si profondément vicieux, inutiles et stupides. Ces derniers, pour se dispenser d’être justes envers eux, avaient l’impudence d’annoncer à la France au commencement de la Révolution, qu’il n’y avait pas de tiers-état aux îles, sans doute pour ôter au peuple français ce sentiment de tendresse paternelle qui l’aurait porté vers les hommes utiles qui essuyaient le même sort que lui dans un autre hémisphère ; mais ce n’est pas le moment d’entrer dans ces détails, je me borne ici à analyser les diverses espèces d’hommes qui habitent Saint-Domingue, parce que là vous trouverez le fil qui vous conduira sûrement à la cause des troubles.

« La dernière classe est celle des esclaves, classe nombreuse, puisqu’elle se monte à plus de 400.000 âmes, tandis que les blancs, mulâtres et nègres libres, forment à peine la sixième partie de cette population.

« Je ne m’arrêterai pas à vous peindre le sort de ces malheureux arrachés à leur liberté, à leur patrie, pour arroser un sol étranger de leurs sueurs et de leur sang, sans aucun espoir, et sous les coups de fouet de maîtres barbares. Malgré le double supplice de l’esclavage et de la liberté des autres, l’esclave de Saint-Domingue a été tranquille jusqu’à ces derniers troubles, même au milieu des violentes commotions qui ont ébranlé nos îles ; il a parfois entendu le mot enchanteur de liberté ; son cœur s’est ému, car le cœur d’un noir bat aussi pour la liberté (applaudissements) ; et cependant il s’est tu, il a continué de porter les fers pendant deux ans et demi, et s’il les a secoués, c’est à l’instigation d’hommes atroces que vous parviendrez à connaître. »

« Telles sont les espèces d’hommes qui habitent Saint-Domingue ; et d’après le tableau rapide que j’en ai tracé, on peut deviner les sentiments qui ont dû animer chaque classe à la nouvelle de la Révolution française. Les colons honnêtes et bons propriétaires ont eu la certitude d’éloigner à jamais le despotisme ministériel, de le remplacer par un gouvernement colonial et populaire ; et ils ont aimé la Révolution. Les hommes de couleur y ont trouvé l’espoir d’anéantir le préjugé qui les tenait dans l’opprobre, de ressusciter leurs droits ; et ils ont aimé la Révolution. Les colons dissipateurs qui jusque-là avaient rampé dans l’antichambre des intendants, gouverneurs ou ministres, ont vu avec délices le moment de leur humiliation ; et pour leur rendre leur mépris et leur insolence, ils ont prôné la liberté, comme ces vrais caméléons en politique, que nous avons vus successivement valets de la cour, valets du peuple, qui ont pris, quitté, repris les signes de la servitude et la cocarde nationale. (Applaudissements.) Les colons ont renversé les ministres du despotisme, parce que comme les nobles de France ils ont espéré s’y associer seuls. »