Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/304

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n’est plus à la merci même de la classe qui en fut l’initiatrice et qui en sera la principale bénéficiaire. La Révolution a une logique et un élan que l’aveuglement même et l’égoïsme étroit de la bourgeoisie n’arrêteraient point. Même si les forces organisées et productives de la bourgeoisie, même si fabricants, marchands, rentiers, après avoir suscité la Révolution en prenaient peur et se retiraient d’elle, elle saurait appeler à elle d’autres recrues : elle saurait faire surgir dans la bourgeoisie même, chaotique et mêlée, de « nouvelles couches » de défenseurs. Et le peuple ne lui manquerait pas. Car s’il est irrité de l’égoïsme bourgeois, il ne se détache pas de la Révolution, il s’y engage au contraire toujours plus avant, avec le sentiment croissant de sa force et comme s’il était sûr qu’un jour il l’amènera à lui.

En ces premiers mois de 1792, le peuple ne formule pas avec précision des revendications d’ordre politique. Depuis l’écrasement du Champ de Mars il est entendu, même au Club des Cordeliers, même dans le journal d’Hébert, qu’on n’attaquera pas « la Constitution ».

Mais le peuple n’a pas oublié que la loi du marc d’argent et le privilège des citoyens actifs lui ont retiré le droit de suffrage : et s’il en est humilié, il est fier aussi de pouvoir dire à la bourgeoisie qu’il interprète mieux qu’elle les Droits de l’homme, que la lettre de la Constitution est pour elle, mais que les Droits de l’homme sont pour lui.

Le peuple ne demande plus, comme en juillet, la déchéance du roi et la République : il semble même parfois faire là-dessus amende honorable de cette hardiesse ; mais il a gardé dans les yeux l’éblouissement de la lumière républicaine, et un instinct profond l’avertit qu’il était dans la logique des choses, dans le droit chemin des événements. Le peuple s’irrite des fortunes subites des spéculateurs bourgeois, de l’audace des accapareurs, de l’égoïsme farouche des coloniaux.

Mais à leur égoïsme, il a la fierté d’opposer les Droits de l’homme qu’ils éludent, violentent ou déforment, et il sait que sa droite conscience est d’accord avec le pur idéal. Dans l’universelle agitation des conditions et des fortunes, dans le prodigieux déplacement des intérêts, le peuple ne sent plus peser sur lui, comme un roc, une fatalité compacte de misère et de servitude. Même quand il soupire, tout vibre autour de lui d’une vibration si ardente, les anciens rapports des hommes et des choses sont si rapidement transformés qu’il conçoit la possibilité lointaine de combinaisons de justice où il trouvera enfin le bonheur. Si grossier, d’une grossièreté voulue, que soit le journal d’Hébert, je sens souvent en lui cette large palpitation du sentiment populaire. Y a-t-il dans le cynisme affecté du « père Duchesne » comme on l’a souvent dit, du cabotinage et rien que cela ? Je ne saurais le dire ; et je déteste ce style ordurier qui ravale les prolétaires, mais il est sincère en ce sens qu’il comprend d’instinct le sentiment populaire, qu’il le réfléchit sans effort. Marat est un isolé, qui a construit dans sa tête tout