Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/360

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Mais voici que sous couleur de défendre les démocrates contre les calomnies de la contre-révolution, il attaque violemment « la loi agraire ».

« Que l’univers, s’écrie-t-il, juge entre nous et nos ennemis, qu’il juge entre l’humanité et ses oppresseurs. Tantôt ils feignent de croire que nous n’agitons que des questions abstraites, que de vains systèmes politiques, comme si les premiers principes de la morale, et les plus chers intérêts des peuples n’étaient que des chimères absurdes et de frivoles sujets de dispute ; tantôt ils veulent persuader que la liberté est le bouleversement de la société entière ; ne les a-t-on pas vus, dès le commencement de cette Révolution, chercher à effrayer tous les riches par l’idée d’une loi agraire, absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers ? Plus l’expérience a démenti cette extravagante imposture, plus ils se sont obstinés à la reproduire, comme si les défenseurs de la liberté étaient des insensés capables de concevoir un projet également dangereux, injuste et impraticable ; comme s’ils ignoraient que l’égalité des biens est essentiellement impossible dans la société civile, qu’elle suppose nécessairement la communauté qui est encore plus visiblement chimérique parmi nous ; comme s’il était un seul homme doué de quelque industrie dont l’intérêt personnel ne fût pas compromis par ce projet extravagant. Nous voulons l’égalité des droits parce que sans elle, il n’est ni liberté ni bonheur social ; quant à la fortune, dès qu’une fois la société a rempli l’obligation d’assurer à ses membres le nécessaire et la subsistance par le travail, ce ne sont pas les amis de la liberté qui la désirent : Aristide n’aurait point envié les trésors de Crassus. Il est pour les âmes pures ou élevées des biens plus précieux que ceux-là. Les richesses qui conduisent à tant de corruption sont plus nuisibles à ceux qui les possèdent qu’à ceux qui en sont privés. »

Ainsi, les pauvres étant les vrais privilégiés, le problème social est singulièrement allégé. Lequinio, qui était un sot assez bien intentionné, soutient à la même date la même thèse « d’égalité morale », mais à sa manière, emphatique et prudhommesque. « Je ne connais plus ni bourgeois ni peuple dans le sens ancien, et je ne me servirai pas de ces expressions qui m’ont choqué dans une lettre célèbre (celle de Pétion à Buzot) ; mais je connais des classes opulentes et des classes manœuvrières et pauvres et je vois et j’atteste que les trois quarts des hommes opulents ont encore toute l’aristocratie qu’avait autrefois la noblesse… En vain m’objecterait-on que l’intérêt maintiendra toujours les pauvres dans une excessive inégalité morale et dans tous les vices de la bassesse et de l’adulation envers les riches ; cela ne sera point, sitôt que les vrais principes seront répandus partout sous l’égide de la liberté ; car, dès lors, les pauvres sauront que les riches n’ont rien au-dessus d’eux que de grands besoins ; ils sauront que plus un homme a de fortune et plus il est tourmenté par mille désirs frivoles et mille fantaisies auxquelles il ne peut se refuser sans être malheureux, et qui le rendent malheureux encore après, par