Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/361

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le dégoût et par de nouveaux désirs, alors qu’il a satisfait les premiers ; les pauvres sauront que plus un homme est riche, plus il est dans la dépendance de ce qui l’entoure, et qu’il serait sur-le-champ le plus infortuné de l’univers si chacun lui refusait ses services, car il n’est en état de pourvoir à presque aucun de ses besoins ; les pauvres sauront que si l’on veut s’en tenir au simple nécessaire, on ne dépend que de soi-même et que le travail donne toujours à chacun sa subsistance… Ils sauront enfin que si le riche montre encore de l’insolence et de l’orgueil, il est de leur devoir de le réduire et de l’accabler d’humiliation et de mépris ; que, pour peu qu’ils s’entendent, ils auront bientôt rempli ce devoir, et que le riche se trouvera réduit enfin, ainsi qu’il doit l’être, à ne s’estimer pas plus que l’homme complaisant qui veut bien lui louer son temps ou son travail.

« L’homme opulent et attaché à des jouissances multipliées craint de les perdre ; il est nécessairement pusillanime et le pauvre qui n’a rien peut tout oser ; il n’osera jamais rien contre la vertu, mais il est juste qu’il abatte le fastueux dédain ; qu’il terrasse le despotisme en quelque endroit qu’il se montre, ainsi que l’arrogance, qu’il sache se mettre à sa place et cesser enfin de se trouver la victime de tous ceux qui l’ont écrasé jusqu’à ce jour et qui n’ont été supérieurs à lui que parce qu’il a bien voulu les croire et se faire inférieur à eux. »

C’est un prodigieux tissu d’inepties. Mais c’est la reproduction, en involontaire caricature, des idées de Robespierre. Là où Robespierre glisse, Lequinio appuie lourdement. Comme Robespierre, il substitue à la hiérarchie sociale réelle, à la dure hiérarchie de la propriété qui écrase, asservit et humilie les pauvres, une hiérarchie morale imaginaire et fantastique où c’est le pauvre, en sa qualité de pauvre, qui a l’indépendance et la force. Le riche, lui, est esclave de ses besoins, et que deviendrait-il si tous les hommes lui refusaient leurs services ? Mais, ô Lequinio, l’avantage de la richesse, c’est précisément que les hommes ne lui refusent jamais leurs services. Le pauvre n’est pas toujours assuré de trouver un riche qui l’emploie. Le riche est toujours assuré de trouver un pauvre qui le sert. Il est vrai que Lequinio affirme intrépidement que tout homme, à condition de se contenter de peu, est toujours sûr de subsister par son travail : mais il ne dit pas jusqu’à quel degré ce peu doit descendre.

Quelle étrange vue des rapports économiques : le travail toujours assuré, si seulement on est tempérant ! Il paraît encore que si le pauvre loue ses services au riche, ce n’est pas par nécessité : c’est parce qu’il le veut et par complaisance. Aux pauvres plus indépendants que les riches, aux pauvres qui tiennent dans leurs mains la vie des riches, il ne manque qu’une chose : c’est d’avoir conscience d’eux-mêmes et de se redresser. Qu’ils laissent leurs richesses aux riches : mais qu’ils les obligent à des façons plus honnêtes et plus humbles. Au besoin, qu’ils s’entendent pour humilier les classes opu-