Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/398

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interprétation de la littérature grecque ; M. Croiset a trop négligé, dans sa belle introduction, les origines révolutionnaires.

« Enfin, puisqu’il faut tout dire, puisque tous les préjugés doivent aujourd’hui disparaître, l’étude longue, approfondie des langues des anciens, étude qui nécessiterait la lecture des livres qu’ils nous ont laissés serait peut-être plus nuisible qu’utile.

« Nous cherchons dans l’éducation à faire connaître des vérités, et ces livres sont remplis d’erreurs ; nous cherchons à former la raison, et ces livres peuvent l’égarer.

« Nous sommes si éloignés des anciens, nous les avons tellement devancés dans la route de la vérité, qu’il faut avoir sa raison déjà toute armée pour que ces précieuses dépouilles puissent l’enrichir sans la corrompre. Comme modèle dans l’art d’écrire, dans l’éloquence, dans la poésie, les anciens ne peuvent même servir qu’aux esprits déjà fortifiés par des études premières. Qu’est-ce, en effet, que des modèles qu’on ne peut imiter sans examiner sans cesse ce que la différence des mœurs, des langues, des religions oblige d’y changer ? Démosthène, à la tribune, parlait aux Athéniens assemblés ; le décret que son discours avait obtenu était rendu par la nation même, et les copies de l’ouvrage circulaient ensuite lentement parmi les orateurs ou leurs élèves.

« Ici nous prononçons un discours non devant le peuple, mais devant ses représentants ; et ce discours, répandu par l’impression, a bientôt autant de juges froids et sévères qu’il existe en France de citoyens occupés de la chose publique. Si une éloquence entraînante, passionnée, séductrice peut égarer quelquefois les assemblées populaires, ceux qu’elle trompe n’ont à prononcer que sur leurs propres intérêts. Leurs fautes ne retombent que sur eux-mêmes, mais des représentants du peuple qui, séduits par un orateur, céderaient à une autre force qu’à celle de leur raison, prononçant sur les intérêts d’autrui, trahiraient leur devoir, et perdraient bientôt la confiance publique sur laquelle seule toute Constitution représentative est appuyée. Ainsi, cette même éloquence, nécessaire aux Constitutions anciennes, serait dans la nôtre le germe d’une corruption destructive. Il était alors permis, utile peut-être, d’émouvoir le peuple, nous lui devons de ne chercher qu’à l’éclairer. Pesez toute l’influence que le changement dans la forme des Constitutions, toutes celles que l’invention de l’imprimerie peuvent avoir sur les règles de l’art de parler, et prononcez ensuite si c’est aux premières années de la jeunesse que les orateurs anciens doivent être donnés pour modèle. »

Je ne sais si l’exemple de Démosthène, où la force de la pure raison est si dominante, est heureusement choisi ; mais, dans l’ensemble, c’est bien une application hardie du sens historique aux chefs-d’œuvre anciens : c’est aussi la foi éclatante aux temps nouveaux.