Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/418

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qu’elle estimait et qu’elle n’aimait point, elle ne connut guère la vie du mariage que comme un perpétuel renoncement du cœur et des sens. Elle surveillait avec inquiétude sa sensibilité toujours prête à s’émouvoir, écartant d’abord par des billets émus et tendres Bancal des Issarts, dont l’intimité à la campagne de la Plâtière lui devenait dangereuse, se détournant avec colère de Barbaroux, dont l’éclatante et présomptueuse beauté l’avait un moment éblouie, enfin donnant tout son cœur à Buzot mais après s’être juré à elle-même de ne pas lui donner sa personne, et soutenue en cette gageure par l’orage grandissant de la Révolution, par l’exaltation croissante du péril qui voulait des cœurs purs pour le suprême sacrifice, et sauvée de l’irrésistible attrait par la proscription et la mort.

Au demeurant, elle avait ou croyait avoir le goût de l’action, mais les événements lui apparaissaient surtout comme un moyen d’éprouver son âme, et malgré ses élans vers la vie, le monde, la liberté, elle ne vit jamais d’un regard juste et droit les hommes et les choses. Chez les hommes d’un génie vraiment fort et grand, comme Robespierre et Bonaparte, les crises de la vie intérieure, les enthousiasmes secrets pour Jean-Jacques ou pour Ossian ont accru la puissance d’action et la pénétration de l’esprit. Dans l’illimité de l’émotion et du rêve ils prenaient une étendue et une subtilité du regard qu’ils portaient ensuite dans le réel. Les brumes qui flottaient au loin leur avaient révélé d’abord les profondeurs de l’horizon dont peu à peu les lignes précises, nettes et lointaines leur apparaissaient.

Au contraire Mme Roland ne sortit jamais de Plutarque et de Rousseau, elle usa son énergie à se guinder en de superbes et inutiles fiertés. Elle ne comprit qu’un moment Robespierre, et ne comprit jamais Danton. Elle contribua à isoler la Gironde dans un stoïcisme déclamatoire et impuissant. La République lui paraissait le fond sur lequel devaient se dresser les figures des grands hommes, et elle y rêvait comme à une résurrection de Rome. Mais elle n’avait formé aucun dessein précis, et entre Roland et Dumouriez le ministère girondin flottait de l’incapacité à l’intrigue. Brissot était absorbé en ces mois d’avril et de mai par son rôle de ministre occulte ; il était tout occupé à recommander aux ministres en exercice les candidats aux fonctions publiques qui affluaient en solliciteurs dans son modeste appartement ; et un peu étourdi de cette puissance soudaine, flatté peut-être par le mystère qui s’y mêlait, il ne semblait pas avoir hâte de renverser le paravent de monarchie qui abritait son influence. D’ailleurs, il avait administré la guerre à la France comme un médecin administre une potion pour tâter le malade. Il attendait.

L’avènement du ministère girondin avait encore exaspéré la lutte entre les deux fractions révolutionnaires. À la Société des Jacobins, Robespierre avait inséré dans une adresse un appel à la Providence. Guadet l’accusa de favoriser la superstition et le mot de capucinade fut prononcé. Robespierre