Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/156

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

et voiler sa thèse, en annonçant que par des moyens tutélaires et doux les fortunes colossales seraient diminuées, il ne ferme, en réalité, que les sources déjà fermées ou taries par la Révolution : pensions de cour, bénéfices d’église. Il laisse toutes vives et toutes jaillissantes les grandes sources de fortune bourgeoise, le grand commerce, la grande industrie. Et il a raison de dire que ce n’est point par d’innombrables et pauvres filets d’eau, mais par grands fleuves et grandes masses que doit couler la force de production et de richesse. Il oppose donc souverainement à l’idée de la stagnation et de la dissémination agricole le hardi capitalisme progressif qui devait dominer toute la période moderne et qui prépare lentement les éléments de l’ordre socialiste.

Chose curieuse ! Le même fantôme de « loi agraire » et de « partage » dont on se servait il y a cent dix ans contre la Révolution bourgeoise, on s’en sert aujourd’hui contre la Révolution prolétarienne. C’est nous, socialistes, qui sommes maintenant traités de partageux, et souvent par les descendants de ces bourgeois révolutionnaires qui furent appelés partageux par les ennemis de la Révolution. Contre nous aussi, on essaie de persuader aux paysans que nous voulons procéder à un partage universel. Reproche puéril et absurde, bien plus inepte aujourd’hui, appliqué aux socialistes, qu’il ne l’était il y a plus d’un siècle appliqué aux révolutionnaires bourgeois. Car si, à la fin de 1792, il y avait déjà une civilisation industrielle que l’universel partage des terres aurait ruinée, si déjà les ouvriers industriels trouvaient dans leur salaire plus de bien-être qu’ils n’en auraient eu aux champs avec leur misérable fragment de propriété, combien aujourd’hui la chute serait plus terrible encore avec les grandes cités prodigieusement accrues, avec la force industrielle et ouvrière plus que décuplée ! Et j’ai à peine besoin d’ajouter que dans l’ordre industriel aussi, les socialistes ne songent pas à démembrer, à décomposer les vastes organismes. Non, ils ne veulent pas disséminer en d’innombrables filets impuissants la force croissante du grand fleuve. Ces fleuves de la grande production moderne, ils les veulent, au contraire, élargir et approfondir ; et ils veulent les mettre en communication les uns avec les autres pour qu’ils ne forment qu’un système, à la fois centralisé et divers, portant partout la fécondité et la vie. Seulement ces fleuves, nous ne voulons pas, pour continuer l’image de Clootz, qu’une minorité les exploite, et s’approprie au détriment de la communauté travailleuse le bénéfice de la pêche, de la navigation, des forces motrices. Nous ne voulons pas briser les grands cadres de la production moderne, mais nous voulons y installer la souveraineté du travail organisé.

Il est visible, au ton passionné et pressant du grand banquier, que l’idée de la loi agraire avait fait plus de progrès dans les esprits que d’habitude on ne l’imagine. Ou du moins, les propriétaires commençaient à s’en inquiéter sérieusement. Ce qu’il raconte des administrateurs de Reims est significatif.