Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/169

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se sentit protégé par Danton, couvert par sa grande popularité contre le soupçon et l’intrigue. Ainsi allégé, Dumouriez seconda merveilleusement le grand révolutionnaire. Les qualités maîtresses de ce chef, resté allègre et jeune à cinquante-trois ans, c’étaient la souplesse d’esprit, la confiance communicative en soi et en la fortune, et aussi je ne sais quelle façon noble et grande de faire appel à des passions qu’il ne ressentait qu’à demi. Son rêve, dès longtemps poursuivi, était d’envahir la Belgique, de l’arracher à l’Empereur d’Autriche. Et ce fut son premier plan en août, dès qu’il fut nommé au commandement de l’armée abandonnée par Lafayette. Qu’importe, disait-il encore à la fin d’août, que les coalisés s’avancent, qu’importe qu’ils investissent les places fortes ? En portant la guerre en Belgique nous les déconcerterons, nous les obligerons à arrêter leur marche sur Paris, pour couvrir leur propre territoire, pour arrêter la propagande armée de la Révolution pénétrant chez eux. Et il s’obstinait à rester au camp de la Maulde, tout près des points les plus vulnérables de la Belgique : il ne craint pas de découvrir son plan, dès le 18 août, à l’Assemblée Législative, et il le fait en paroles émouvantes et hardies, toutes pleines de la grandeur antique :

« Je m’occuperai de la nouvelle entreprise de porter nos justes armes et notre liberté dans les provinces frontières qui gémissent sous le despotisme ; c’est ainsi que le peuple romain transportait une armée en Afrique pendant qu’Annibal était aux portes de Rome. » Oui, mais Annibal était déjà usé par quinze ans de combats en Italie ; et Rome, ayant retrouvé tout son sang-froid dans ce long effort, pouvait sans angoisse voir partir son armée. Il eût été imprudent d’emmener d’emblée les troupes romaines sur le sol africain.

Pourtant Dumouriez s’obstine : c’est l’offensive seule, dit-il, qui peut sauver la France. Et au lieu d’aller lui-même à Sedan, il y envoie, pour organiser la défense des places dans la vallée de la Meuse, un brillant officier polonais, Miaczynsky. Avant même d’avoir agi, il sait inspirer confiance à l’Assemblée, aux patriotes : il a des mots simples et beaux. Il écrit à l’Assemblée qu’il se sent élevé par le décret qui l’assure « de la confiance de la plus noble des nations ». Décidera-t-il le gouvernement de Paris à approuver la diversion hardie et aventureuse qu’il veut tenter ? Longwy tombe le 24 août, beaucoup plus tôt que Dumouriez ne l’espérait. Verdun est investi. Il est obligé de se rapprocher des événements. Il court à l’armée des Ardennes et, le 28, il est à Mézières. Là, comme en témoignent les documents d’archives consultés par M. Chuquet, il persiste encore dans l’idée d’envahir la Belgique. Le ministre de la guerre, Servan, le supplie de couvrir Paris. Verdun tombe. Dumouriez comprend qu’il ne peut plus porter la lutte au dehors, et immédiatement, avec cette promptitude de décision qui fait sa force, il trace son plan de défense. Entre la vallée de la Meuse et la vallée de l’Aisne, entre la Lorraine où s’avance l’ennemi et la Champagne pouilleuse par où il veut marcher sur Paris, s’étend la forêt de l’Argonne, coupée d’étroits défilés. « C’est là,