Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/179

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décidément brisé. Comme un homme qui garde encore l’apparence de la vigueur, mais dont la force physique et morale est intérieurement ruinée par une longue suite de chagrins, de fatigues et d’épreuves, succombe soudain à une déception nouvelle, ainsi l’armée prussienne et son chef, fléchissant sous le fardeau des impressions tristes qui s’accumulaient depuis un mois, prirent décidément conscience à Valmy de leur épuisement total.

L’envahisseur sentit qu’il n’avait plus seulement contre lui la force immense et diffuse de la nation révolutionnaire. Il vit, il constata que cette nation avait su former en quelques jours une force organisée, mobile et résistante, capable de fermeté autant que d’élan. Au contact de ces énergies toutes neuves et enthousiastes, l’armée d’invasion lassée, malade, et qu’aucun idéal ne soutenait, sentit plus profondément sa propre misère. Et elle se laissa glisser le long des parois d’un abîme où aucun relief, aucune saillie ne lui permettait de s’arrêter et de se reprendre. Ce fut la défaite suprême par découragement intime et par impuissance.

Comme la défaite était au cœur de l’envahisseur beaucoup plus que dans ses rangs, Kellermann et Dumouriez ne saisirent point d’abord tout le sens de cette grande journée. Mais Gœthe, le puissant et clair poète, qui avait accompagné l’armée prussienne, marqua tout de suite la grandeur de l’événement : « De ce lieu et de ce jour date une ère nouvelle dans l’histoire du monde. » C’était le 20 septembre. Le même jour, la Convention nationale tenait sa première séance aux Tuileries.

LA RÉPUBLIQUE

L’appel nominal constata la présence de 318 députés. Il y avait à peine une semaine que les élections étaient terminées : si l’on songe aux moyens encore lents de communication, c’était un chiffre élevé et qui attestait le zèle, l’élan. La Convention donna bientôt un délai de quinze jours à tous ses membres pour être rendus à leur poste : et elle ne tarda pas à être au complet. C’était une assemblée vaste et profonde, à la fois très vieille et très jeune. Elle était très vieille, car elle portait en elle trois ans de Révolution, c’est-à-dire plusieurs générations d’hommes et de pensées.

En mai 1789, en cette saison lumineuse et tendre de la Révolution naissante, les élus de la nation avaient une sérénité joyeuse ; et une sorte d’innocence se mêlait à la gravité de leurs pensées. Ils savaient bien qu’ils venaient pour une œuvre grande et malaisée : ils pressentaient des résistances et des pièges. Mais, malgré tout, n’était-ce point le roi lui même qui les convoquait ? L’ordre de la noblesse n’avait-il pas en plus d’un point avoué la nécessité des réformes et engagé avec l’ordre du Tiers État des négociations courtoises ? Le clergé aussi, au moins le bas clergé avait eu des paroles émues et fortes