Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/187

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Toutes les circonstances ont change, et à beaucoup d’égard nous pouvons voir du même œil les républiques contemporaines.

« Nous sommes les premiers et les seuls qui donnons à la nôtre, pour bases, les saintes lois de l’égalité, en cela d’un avis différent de la charte anglaise qui admet un roi, une noblesse et deux chambres, haute et basse. Les premiers et les seuls, nous gardons un gouvernement tout fraternel. Puissions-nous avoir des rivaux ! mais à coup sûr nous n’avons point de modèle : nous n’imitons personne. Rome naissante demanda des lois à la Grèce, laquelle avait elle-même tout emprunté à la vieille Égypte. Nous prenons une tout autre marche ; c’est la nature seule que nous consultons ; nous remontons aux droits imprescriptibles de l’homme, pour en déduire ceux du citoyen. »

Ainsi, pour cette République toute neuve, il faudra que la nation se fasse une âme toute neuve, une âme de liberté, d’égalité et de lumière. Tous les conventionnels, quelle que fût leur origine, eurent comme un tressaillement à la grande nouveauté qui sortait d’eux. Certes elle était comme l’accomplissement de ce qui, depuis trois années, se développait. Quand les Constituants avaient formulé les Droits de l’homme et du citoyen, quand ils avaient affirmé la souveraineté de la nation, quand ils avaient dit que la loi était l’expression de la volonté générale ; ils avaient, par là même, condamné et éliminé d’avance tout ce qui serait contraire à la souveraineté de la nation et à l’exercice de sa volonté. Et dans la logique profonde des choses, c’est de ce jour-là que datait la République. Mais l’esprit de l’homme se dérobe volontiers à la pure logique de la pensée. Même en ses jours de hardiesse, il ne va pas jusqu’au bout de ses principes ; ou il n’en voit pas les conséquences extrêmes, ou bien, parce qu’elles l’éloigneraient trop de ses habitudes et de la forme présente des choses, il espère qu’il n’y sera point entraîné. Il est d’ailleurs autorisé et encouragé à ces transactions par l’histoire humaine, qui est une série de compromis, une perpétuelle violation de la logique abstraite. Or, voici que pour les Constituants entrés à la Convention cette conséquence extrême apparaissait ; tout le décor de la royauté constitutionnelle qui leur masquait depuis trois ans les perspectives infinies et troublantes, tombait soudain ; et toute leur pensée se révélait enfin à eux-mêmes, en une immensité qu’ils n’avaient point prévue ou dont leur esprit effrayé s’était détourné jusque-là. Être ainsi dépassé par soi-même, et voir son œuvre grandir plus haut que soi, c’est une des fortes émotions de la conscience humaine. Les Girondins aussi étaient émus ; ils étaient plus familiers avec l’idée de République et leur esprit avait joué avec cette hypothèse. Mais ils s’étaient accoutumés aux combinaisons, aux ajournements ; ils avaient été les ministres de la royauté, et ils s’étaient parfois accommodés, au fond de leur pensée, de l’idée d’une République à enseigne royale, ouverte surtout aux plus brillants des hommes d’État, aux plus diserts des orateurs, à une « élite » républicaine. Et voici que la République