Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/234

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essentiel que l’un de ces jours, devant le parvis des églises fanatisées, on expose à la vue du peuple tous ceux qui ont indignement abusé de sa crédulité, avec un écriteau portant ces mots : « Prêtres séditieux, perturbateurs « du repos public et malintentionnés, condamnés à neuf ans de fer. »

Évidemment, à cette date, la conscience religieuse de la Révolution est à l’état de chaos. D’un côté, il y a une partie des révolutionnaires qui, avec la Commune de Paris, avec Hébert, avec le journal de Prudhomme, attaquent non seulement l’Église, mais le christianisme. C’est le christianisme que Manuel dénonce comme une superstition et un préjugé. C’est le christianisme que combat Chaumette. Et lorsque le journal de Prudhomme considère comme « un attentat aux mœurs » que l’on fête « un bâtard » et « une épouse adultère » ce scrupule de morale domestique ne vaut pas seulement contre la messe de minuit, il vaut contre tout le culte dont le Christ est le centre et contre la religion même dont il est le Dieu.

Je ne discute pas en ce moment la forme de polémique du journal de Prudhomme et du père Duchesne. La critique religieuse du XIXe siècle, celle de Strauss et de Renan, nous a habitués à une autre conception et à un autre langage. Il semblerait aujourd’hui un peu puéril de réduire la libre pensée à des effarouchements de pudeur bourgeoise au sujet de la « bâtardise » du Christ. Et le prolétariat ne sera pleinement émancipé de toute la tradition religieuse que lorsqu’il saura, sans génuflexion et sans colère, faire sa place au christianisme dans l’évolution de l’esprit humain. Mais sans doute, d’autres méthodes de combat s’imposaient aux hommes de 1792 et de 1793. Ce que je veux noter ici seulement, c’est l’indécision de ces derniers mois de 1792. Ni Manuel, ni le journal de Prudhomme, ni Hébert, n’osent avouer qu’ils veulent en finir, même par la force, avec le christianisme. Ils laissent échapper leur pensée, mais ils ne la formulent pas. Entre les deux méthodes de déchristianisation qui s’offrent à elle, la Révolution n’a pas pris nettement parti. Elle pouvait proclamer qu’elle entendait combattre seulement les menées contre-révolutionnaires du clergé, et laisser au temps, à la raison, à la liberté et à un enseignement public rationnel, le soin de dissiper peu à peu les antiques préjugés chrétiens. Ou elle pouvait proclamer, au contraire, qu’une longue violence avait été faite aux esprits par la tyrannie du dogme chrétien et des habitudes chrétiennes, que la raison seule ne pouvait déraciner ce que n’avait pas créé la raison, et qu’il fallait interrompre par tous les moyens, même par la force, une tradition d’ignorance et de servitude. Mais la Révolution, en ce moment, n’est fixée ni à l’un ni à l’autre des deux points de vue. Elle se garde bien de déclarer la guerre aux croyances traditionnelles. Elle affecte même de proclamer la liberté entière de conscience et l’entière liberté de culte ; mais elle trahit une autre pensée par des agressions de détail qui sont un commencement de guerre fondamentale au christianisme même.

Et d’autre part, dans le peuple même coexistent deux forces qui sans