Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/257

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Et il n’est pas vrai non plus, vous l’avez pressenti, que Dieu ait pu s’incarner, se réaliser matériellement dans l’humanité : pas plus qu’il n’est caché en ce moment sous les espèces matérielles du pain et du vin, il n’a été caché sous les espèces matérielles d’une individualité humaine. Mais la sainteté que le Dieu éternel communique à l’humanité s’est manifestée avec tant d’éclat dans la personne et la vie du Christ, qu’il est devenu pour nous la figure de la divinité même, éternellement présente parmi les hommes. Ici encore le symbole est inutile. La présence du Dieu éternel parmi les hommes n’a plus besoin d’être figurée par ces touchantes mais incomplètes images. C’est dans la conscience d’un peuple libre et ami de la justice que Dieu se manifeste le mieux. La lumière du Christ n’était que l’aube annonçant la lumière divine de la liberté. Ce n’est pas vers l’Orient, c’est vers la pleine lumière de l’humanité libre qu’il faut maintenant se tourner. Vous ne vous êtes point trompés ; nous ne nous sommes point trompés. Les symboles sous lesquels vous reconnaissiez la vérité ne vous égaraient pas, puisqu’ils vous préparaient à la vérité tout entière. Ceux qui les raillaient étaient plus loin du vrai chemin que ceux qui, avertis par le pressentiment encore obscur de leur raison et par l’instinct plus clairvoyant de leur âme, marchaient dans des voies mêlées d’ombre vers le grand jour qui éclate enfin à tous les yeux. Non, nous n’avons rien à effacer, rien à regretter. C’est toujours la même vérité que nous adorons, mais nous la pouvons adorer enfin sans voile ; c’est la récompense de notre longue ferveur et la suprême victoire de la liberté. »

Voilà ce que Robespierre attendait, à une date que son esprit n’assignait pas, du clergé constitutionnel. Il aurait voulu que le peuple passât de la foi chrétienne au déisme rationnel, sans être un moment embarrassé et comme humilié de lui-même. Et il s’irritait qu’une motion de finances vînt compromettre cette profonde et paisible évolution des consciences. Il se scandalisait que par l’amorce d’une économie, d’une réduction d’impôt, on tentât d’égarer le peuple hors des voies de la croyance, et qu’on parût fixer le tarif d’un reniement universel que la conscience seule n’aurait point dicté. C’est par ce respect profond et délicat pour le peuple que Robespierre était grand. Et par là, malgré ses défauts et ses vices, malgré ses ignorances, ses vanités, ses jalousies et ses haines, c’est par là qu’il allait au cœur du peuple. Il remuait en lui des fibres profondes que les autres ne touchaient pas. Dans un terrible portrait de Robespierre, que fait le 9 novembre le journal de Condorcet, ce qu’il y a en lui du prêtre est fortement marqué :

« On se demande quelquefois pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre, chez lui, à la tribune des Jacobins, aux Cordeliers, à la Convention ? C’est que la Révolution française est une religion, et que Robespierre y fait une secte ; c’est un prêtre qui a des dévotes ; mais il est évident que toute sa puissance est en quenouille. Robespierre prêche, Robespierre censure, il est grave, furieux, mélancolique, exalté à froid, suivi dans ses pensées et dans sa conduite ;