Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/260

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Robespierre n’avait pas pris de Jean-Jacques tout son pessimisme, puisqu’il croyait la démocratie applicable aux grands États modernes. Mais il se disait que même après l’institution de l’entière démocratie, bien des maux accableraient l’homme. Il lui semblait impossible de corriger suffisamment les inégalités sociales, il lui semblait impossible de ramener toutes les fortunes et toutes les conditions à un même niveau, sans arrêter, sans briser les ressorts humains, et il prévoyait ainsi la renaissance indéfinie, de génération en génération, de l’orgueil et de l’égoïsme des uns, de la souffrance et de l’envie des autres. Il n’avait aucun pressentiment du socialisme ; il n’entrevoyait pas la possibilité d’un ordre nouveau où toutes les énergies humaines se déploieraient plus harmonieusement.

Ainsi l’œuvre révolutionnaire, si loin qu’on la poussât, si entier qu’on en espérât le triomphe, lui apparaissait bien courte et bien superficielle, à moitié flétrie d’avance par les inégalités sociales subsistantes et par les vices de tout ordre qui en procèdent nécessairement. Aussi éprouvait-il quelque respect pour l’action chrétienne qui lui semblait avoir pénétré parfois dans les âmes humaines à des profondeurs où l’action révolutionnaire n’atteindrait point. Et il se faisait scrupule d’arracher aux hommes des espérances surhumaines de justice et de bonheur dont la Révolution lui paraissait incapable à jamais d’assurer l’équivalent.

Là est, dans la pensée de Robespierre, le grand drame ; là est, dans cette âme un peu aride, l’émotion profonde et la permanente mélancolie. Il travaille à une œuvre très difficile à accomplir et dont il sait d’avance que, accomplie, elle satisfera à peine le cœur de l’homme ; et il ne veut pas détruire des réserves d’espérance léguées par le passé à l’heure même où, pour instituer l’ordre nouveau de liberté et de justice, il faut qu’il combatte les puissances du passé. Ferons-nous un grief à Robespierre, nous socialistes, d’avoir souffert des imperfections cruellement ressenties de la Révolution démocratique et bourgeoise et d’avoir cherché dans une sorte d’adaptation moderne du christianisme un supplément de force morale et de joie qu’en son pessimisme social il n’attendait pas du progrès naturel des sociétés ? Oui, il y avait là une grande et triste pensée, je ne sais quel jour profond, mystérieux et sombre, ouvert sur les douleurs et les injustices que la Révolution ne guérissait pas.

Mais en même temps cette conception était pleine de périls. D’abord Robespierre prenait trop aisément son parti de l’ignorance du peuple, de la persistante illusion qui l’attachait à des dogmes surannés ; sous prétexte que sa moralité était traditionnellement liée à sa foi, il prolongeait celle-ci ; visiblement, il n’était pas impatient de voir le peuple s’élever à la science, jeter sur l’univers un regard libre et hardi.

En second lieu, il était très imprudent d’imaginer que de lui-même, et par une sorte d’atténuation et décoloration de ses dogmes essentiels, le christianisme