Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/29

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des surprises de bestialité : et j’ajoute qu’il n’est pas bon pour la liberté que même la vengeance du peuple ressemble à une boucherie. S’il y a là je ne sais quelle hypocrisie de décence sociale, pourquoi le peuple n’en bénéficierait-il pas ? et pourquoi, pouvant avoir lui aussi des juges à ses ordres, tremperait-il ses bras dans le sang ?

L’Assemblée renvoya immédiatement la pétition de la Commune à la Commission extraordinaire des Douze. Au moment même où se marquent ces incertitudes de la légalité révolutionnaire, voici qu’une nouvelle grave éclate sur l’Assemblée, et que des propositions terribles apparaissent. À peine la délégation de la Commune a-t-elle fini son exposé, Merlin de Thionville monte à la tribune : « J’annonce à l’Assemblée que peut-être en ce moment la tranchée s’ouvre devant Thionville. Les Prussiens et les Autrichiens sont maîtres des avant-postes de Sierk et de Rodemack. Mon père me mande que tous ses concitoyens laisseront leurs vies sur les remparts plutôt que de se rendre. (Vifs applaudissements.) Le comité de surveillance a plus de quatre cents lettres qui prouvent que le plan et l’époque de cette attaque étaient connus à Paris ; que c’est à Paris qu’est le foyer de la conspiration de Coblentz. Je demande que les femmes et les enfants des émigrés soient pour nous des otages, et qu’on les rende responsables des maux que pourront causer les puissances étrangères coalisées avec eux. »

Ainsi la lutte s’annonce effroyable et sombre. Ce n’est pas une guerre ordinaire qui est engagée. L’ennemi ne s’avance pas pour régler un différend d’État à État ou pour s’annexer un territoire, il vient pour exercer la vengeance d’un parti.

Demain, s’il est le maître, il tuera les patriotes, il tuera leurs enfants et leurs femmes, et comme c’est dans l’intérêt des émigrés, n’est-il pas juste de leur appliquer la loi du talion ? Horribles équivalences ! Il est clair que c’est le premier signal des massacres de septembre : car le jour où la passion révolutionnaire sera montée à ce point que les femmes et les enfants des émigrés paieront pour les violences et les crimes des émigrés eux-mêmes, qui donc pourra soumettre à des formes légales ce lugubre règlement de compte ? L’Assemblée législative, d’un premier mouvement, adopta la motion de Merlin. En ce jour, en cette minute, elle consentit, au fond de sa conscience, aux sanglantes représailles, et il n’est pas permis de s’étonner qu’au jour des massacres, elle n’ait eu ni la force ni le ferme dessein d’intervenir. Elle-même, dans le secret de son cœur bouleversé, avait entrevu un instant et accepté la rouge vision. À peine le décret rendu, des protestations s’élevèrent : Merlin lui-même déclara : « On ne doit voir dans la mesure que je propose qu’un moyen d’empêcher des flots de sang de couler. »

Pouvait-il donc penser que les émigrés, furieux et ne rêvant que massacres, S’arrêteraient par peur de représailles qui pouvaient atteindre les leurs ? L’Assemblée donna au décret une autre forme. Elle semblait préoccupée, tout