Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/310

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marchandises, et aux commissaires ordonnateurs à savoir ce qu’ils devaient lui en donner. »

C’est bien la traduction exacte de ce que dit en effet Jacob Benjamin :

« D’ailleurs, je suis fournisseur ; le général avait le droit de traiter avec moi ou il ne l’avait pas ; s’il en avait le droit, c’est à moi à remplir mes engagements ; mais le marché fait, tant pis pour lui. »

La Convention le fit justement arrêter. Mais elle ne concentra pas sur lui la répression. Elle avait hérité du passé de fortes préventions contre les Juifs, mais elle ne songea pas un instant à leur appliquer une justice spéciale : elle frappa comme eux et avec eux les autres coupables.

Mais déjà la guerre apparaissait comme une immense industrie. C’était comme une forme nouvelle et colossale du commerce qui se substituait au commerce ordinaire, plus calme, plus sain. Ici la fièvre de l’impatience et du danger, les appétits surexcités par la brutalité essentielle de l’action militaire, la difficulté du contrôle, la nécessité des approvisionnements rapides, tout contribuait à fausser les cours, et ce sont pourtant les prix de ce commerce affolé, violent et morbide, qui pouvaient servir de type au commerce normal et tenter peu à peu, jusque dans la placidité des relations ordinaires, la cupidité des marchands. Un esprit de lucre suraigu et d’exploitation outrée se répandait sur la nation du foyer même où était concentrée la force de la patrie. Comment, à la nouvelle que ces prix fantastiques avaient eu cours dans ces armées immenses, où affluait le pays, les propriétaires fonciers n’auraient-ils pas réservé leurs marchandises dans l’espoir d’en obtenir, eux aussi, un prix égal ?

Les possédants étaient animés d’un esprit nouveau, plus audacieux, plus entreprenant, plus porté à la spéculation. Quand l’Église possédait ses immenses domaines, elle les gérait mollement, selon une tradition routinière et un peu somnolente. Elle avait besoin pour exercer sa domination et maintenir son privilège, pour prélever ses dîmes et se soustraire à l’impôt, d’être soutenue par ses fermiers. Si elle les avait eus contre elle, elle n’aurait eu aucun moyen pratique d’agir, aucune prise réelle sur le pays. Elle ménageait donc cette clientèle de fermiers en leur accordant des baux modérés, en les renouvelant aux conditions anciennes, malgré l’élévation générale des valeurs. Ces fermiers d’Église formaient ainsi une sorte de sous-canonicat agricole, protégé par la tradition contre toute surprise fâcheuse et médiocrement stimulé. Ils avaient sans doute leurs habitudes de réalisation à peu près immuables, des époques de vente à peu près fixes.

Au contraire, quand les acheteurs révolutionnaires, paysans aisés et riches bourgeois, furent entrés en possession des biens d’Église, ils apportèrent dans la gestion de leurs biens leur esprit d’activité un peu inquiète, ambitieuse et calculatrice. Ils avaient fait, en général, une bonne affaire. Non qu’il y eût eu souvent des manœuvres dolosives ou des collusions criminelles pour