Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/360

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Comme on voit, le projet soumis à la Convention ne réglementait nullement le prix des grains. Il écartait, au contraire, toute taxation. Il assurait la libre circulation des blés ; mais les propriétaires, les fermiers étaient tenus de déclarer la quantité de grains qu’ils avaient dans le grenier ou dans la grange, et ils étaient tenus aussi d’en porter une quantité déterminée à un marché choisi par eux, sur la réquisition de la municipalité. La loi ne fixait donc ni le prix, qui restait déterminé par la libre concurrence, ni le lieu de la vente, que le vendeur choisissait librement. Mais c’est le moment de la vente que la loi donnait aux municipalités le droit de déterminer. C’est déjà une limitation très étroite de la liberté commerciale, qui ne peut s’exercer vraiment que si elle dispose de la durée.

Une opération commerciale, dont une puissance supérieure à celle du vendeur détermine l’heure malgré lui, n’est guère plus, malgré l’apparence de concurrence qui subsiste, encore, que l’accomplissement réglé d’une fonction sociale. Au nom de la liberté du commerce, des principes de Turgot et d’Adam Smith, le député Féraud protesta. C’était la lutte entre les économistes et les interventionnistes qui se rouvrait. Beffroy, député de l’Aisne, soutint au contraire que la liberté illimitée du commerce pouvait conduire, dans l’état présent des relations sociales, à de monstrueux accaparements.

« N’est-ce pas éveiller la cupidité du grand agriculteur, du capitaliste, de l’agioteur, de tous les malveillants enfin, que de leur donner, par cette liberté indéfinie et isolément consacrée par une loi principale, les moyens d’attirer à eux, de tous les territoires agricoles, dans des magasins secrets et inaccessibles, la denrée de première nécessité ? N’est-ce pas leur donner tous les moyens de s’engraisser de la substance du peuple, de dépourvoir un canton, pendant qu’ils font hausser le prix dans un autre ? »

La loi de la libre circulation lui paraît prématurée : « On s’est tellement attaché à vouloir conserver la primauté à cette loi mal placée, que bientôt la totalité de la récolte est devenue pour le cultivateur ou le marchand une propriété tellement respectée, que l’on n’a pas même osé exercer envers eux le droit raisonnable et juste que la société s’est réservé dans l’acte d’association : de les priver d’une portion de cette propriété, pour la nécessité publique, au moyen d’une juste et préalable indemnité.

«… Il ne faut pas, dit-on, blesser le droit de propriété du cultivateur ; il ne faut point gêner la liberté du commerce. D’accord ; mais l’existence n’est-elle donc pas, elle, la première, la plus incontestable, la plus légitime, la plus essentielle des propriétés ? N’est-elle pas la seule inaliénable ? N’est-ce pas au maintien de celle-là que tous les sacrifices doivent principalement concourir ?

Ainsi, le droit d’expropriation pour cause d’utilité ou tout au moins de nécessité publique prend soudain une remarquable extension. Ainsi le droit à l’existence, le droit à la vie, s’affirme supérieur à la propriété.

Et voici qu’au nom du peuple qui souffre et dont le dévouement seul