Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/438

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de la liberté m’est suspecte. Cessez d’agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers. Envoyant ces peintures pathétiques des Lamballe, des Montmorin, de la consternation des mauvais citoyens, et ces déclamations furieuses contre des hommes connus sous des rapports tout à fait opposés, n’avez-vous pas cru lire un manifeste de Brunswick ou de Condé ? Calomniateurs éternels, voulez-vous donc venger le despotisme ? Voulez-vous flétrir le berceau de la République ? Voulez-vous déshonorer aux yeux de l’Europe la révolution qui l’a enfantée, et fournir des armes à tous les ennemis de la liberté ? Amour de l’humanité vraiment admirable, qui tend à cimenter la misère et la servitude des peuples, et qui cache le désir barbare de se baigner dans le sang des patriotes ! »

Les tribunes acclamaient cette grande parole qui aurait été plus grande encore sans le dernier trait. Même quand il s’élève, Robespierre ne peut secouer tout le fardeau des pensées mauvaises ; mais la Convention subjuguée écoutait en silence l’homme que, huit jours avant, les fureurs girondines avaient presque piétiné. Elle sentait en lui une des forces de la Révolution ; et elle s’étonnait de cet accent mesuré et impérieux. Robespierre triomphe enfin des misérables procédés de police imaginés par Roland et il le raille de ses perpétuelles alarmes et de ses perpétuelles vantardises :

« Citoyens, si jamais à l’exemple des Lacédémoniens nous élevons un temple à la peur, je suis d’avis qu’on choisisse les ministres de son culte parmi ceux-là mêmes qui vous entretiennent sans cesse de leur courage et de leurs dangers. (Applaudissements réitérés à gauche et dans les tribunes.)

« Mais comment parlerais-je de cette lettre prétendue, timidement et j’ose dire très gauchement présentée à votre curiosité ? Une lettre énigmatique adressée à un tiers, des brigands anonymes ! Des assassins anonymes ! et au milieu de ces nuages, un mot jeté comme au hasard : ils ne veulent entendre parler que de Robespierre ! Des réticences, des mystères, et ce s’adressant à la Convention nationale ! Le tout attaché à un rapport bien astucieux, après tant de libelles, tant d’affiches, tant de pamphlets, tant de journaux de toutes les espèces distribués à si grands frais et de toutes les manières dans tous les coins de la République. Ô homme vertueux, homme exclusivement, éternellement vertueux ! Où vouliez-vous donc aller par ces routes ténébreuses ? Vous avez essayé l’opinion ; vous vous êtes arrêté épouvanté. Vous avez bien fait. La nature ne vous a moulé ni pour de grandes actions ni pour de grands attentats. Je m’arrête ici moi-même par égard pour vous. Vous ne connaissez pas l’abominable histoire de l’homme à la missive énigmatique : cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les monuments de la police. »

C’était à la fois nuancé et terrible : le vertueux Roland, tombé à d’aussi plats moyens policiers, est tout transpercé de cette ironie souveraine. Après ces appels à la concorde et à la paix, Robespierre descendit de la tribune au milieu des acclamations ; et la Convention libérée du joug de la Gironde