Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/453

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la pensée, affermir les fondements de la connaissance et de l’expérience, c’est-à-dire continuer à sa manière la grande tradition du xviiie siècle français Il intervient en réalité pour protéger contre l’offensive possible du doute les magnifiques audaces de la science expérimentale. Il consolide la voie où marchèrent les Encyclopédistes, et il en fait la voie royale de la pensée, législatrice des choses.

En tous les esprits allemands de la seconde moitié du xviiie siècle, chez les plus modestes comme chez les plus grands, se marquent les traits décisifs de la culture française. C’est un libre souci de la vérité universelle, c’est la haine ou le dédain du préjugé, c’est l’incessant appel à la raison, c’est la large sympathie humaine qui va à tous les peuples et à toutes les races, surtout à tous les efforts de civilisation et de pensée, sous quelque forme et en quelque nation qu’ils se produisent ; c’est le besoin de tout comprendre et de tout harmoniser, de briser l’unité factice de la tradition pour créer l’unité vivante de la science et de l’esprit ; c’est l’inspiration encyclopédique et cosmopolite, la passion de la science et de l’humanité ; c’est le grand mouvement que les Allemands ont appelé l’Aufklærung, reflet du mot que le xviiie siècle français aimait tant et qui avait alors un éclat tout jeune et tout vif : les lumières.

En même temps, et par un lien plus particulier, par une influence plus singulière et plus pénétrante, le Genevois protestant Rousseau, avec son rationalisme religieux, avec son sens douloureux des problèmes moraux, mettait en communication profonde la pensée de la France et la conscience de l’Allemagne. Quelle fut son action sur toute la pensée allemande, je n’ai pas à le dire.

Comment une Allemagne ainsi façonnée par notre xviiiesiècle, ainsi pénétrée d’esprit français, ne se serait-elle point émue au grand événement de liberté qui, en 1789, ébranlait toute la France ? Comment n’aurait-elle pas été attentive à cette affirmation des Droits de l’Homme qui semblait donner à un fait historique l’ampleur de la pensée, et à l’action particulière d’un peuple une valeur symbolique et universelle ?

Mais si l’Allemagne, au moins l’Allemagne pensante, était ainsi disposée d’abord à la sympathie envers la Révolution, il ne pouvait y avoir entre l’Allemagne et la France cette communauté d’action que fonde seule l’union durable des esprits. L’Allemagne, malgré la hardiesse de ses penseurs, n’était pas à l’état révolutionnaire : elle n’était pas prête à accomplir chez elle la révolution de liberté et de démocratie bourgeoise que la France, à ses risques et périls, essayait glorieusement.

Quatre obstacles principaux s’opposaient en Allemagne à l’action révolutionnaire. D’abord le morcellement politique de l’Allemagne empêchait les mouvements d’ensemble. Elle était divisée en plusieurs centaines de petits États. Dans la France centralisée et à peu près unifiée, même avant 1789, le